Écrit
au premier siècle avant Jésus-Christ, De la Nature des
Choses, texte fascinant du philosophe romain Lucrèce, a échappé
à des milliers de générations de souris. Cette œuvre nous est
miraculeusement parvenue grâce aux moines copistes du Moyen-Âge,
qui ont bien voulu la sauver malgré sa philosophie matérialiste.
Lucrèce pense que tout est fait d'atomes dénués de volonté. Les
êtres vivants ne sont que des assemblages de hasard, destinés à se
décomposer un jour. Les dieux, qui ne soucient pas de l'humanité,
sont formés eux aussi d'atomes et sont tout aussi mortels que les
autres êtres.
De la Nature des Choses est
une tentative de tout expliquer à partir des atomes, y compris ce
que nous appelons la biologie, à laquelle est consacré le livre V,
dont sont tirés les passages cités ici. A première vue,
Lucrèce est loin de Darwin. La notion d'évolution des espèces est
totalement étrangère au philosophe romain. Les êtres vivants « se
forment au sein de la terre, engendrés par l'eau des pluies et la
chaleur du soleil. » Cette idée, qui est compatible avec des
observations superficielles, est connue dans l'histoire de la
biologie sous le nom de « génération spontanée ». Lucrèce pense que ce mécanisme,
aujourd'hui limité et ne produisant que des êtres de petite taille, tels que des vers ou des insectes,
était bien plus puissant par le passé : « Il n'est donc
pas étonnant qu'il en soit né de plus nombreux et de plus grands
alors qu'ils pouvaient se développer dans toute la nouveauté de la
terre et de l'air ».
Ainsi s'explique également la
naissance de l'humanité, d'une façon aussi peu darwinienne que
chrétienne : « Chaleur et humidité abondaient dans les
campagnes. Aussi, partout où la disposition des lieux s'y prêtait,
des matrices croissaient-elles enracinées dans le sol, et le terme
venu, l'âge libérait les nouveau-nés fuyant l'humidité et
aspirant à l'air libre ». Qu'on ne s'étonne pas de ne plus
observer ce phénomène, car le monde s'use : « Mais il y a un terme à la
fécondité, et la terre cessa d'enfanter, telle une femme épuisée
par l'âge. » Là encore, nous avons une idée tout sauf darwinienne.
Pourtant, malgré des conceptions
largement opposées, Darwin et Lucrèce étaient confrontés à la
même question fondamentale. Bien que l'un ait crû en Dieu et
l'autre aux dieux, ils tentaient tous les deux d'expliquer le monde
en termes mécanistes, sans recourir à des explications
surnaturelles, qu'il se soit agi d'être divins ou de « forces
vitales ». Dans une telle posture, même les êtres éminemment
complexes que nous sommes sont le résultat du hasard, ce qui, en
première analyse, peut sembler complètement impossible. La réponse
à cet apparent paradoxe fut la grande contribution de Darwin (et de
Wallace, qui eut la même idée au même moment).
Dans son livre de 1859, « De
l'Origine des Espèces par la Sélection Naturelle », un des
plus importants de l'Histoire mondiale des sciences, Darwin explique
que les organismes vivants produisent des descendants en trop grande
abondance pour que tous puissent survivre. Seuls ceux qui sont le
mieux adaptés aux conditions environnementales pourront avoir une
descendance. Ainsi, les caractéristiques les mieux adaptées à la
survie se transmettront de génération en génération. Il en
résultera, au fil des millions d'années, des organismes tellement
bien faits qu'ils donnent l'impression d'avoir été mis au point
dans les moindre détails par un Créateur. C'est dans cette
découverte que réside le véritable coup de génie de Darwin, car
plusieurs penseurs avant lui, notamment le Français Jean-Baptiste
Lamarck (1744-1829), avaient déjà formulé l'idée de l'évolution.
Mais il leur en manquait le mécanisme.
Pourtant, la sélection naturelle avait été imaginé
dix-huit siècles plus tôt, bien avant l'idée d'évolution
elle-même. Lucrèce n'avait évidemment aucune notion de génétique
et de mutants. Il imagine, tout simplement, que le hasard engendre
naturellement la diversité : « Que de monstres la terre
en travail s'efforça de créer, étranges de traits et de
structure ! On vit l'androgyne, qui tient des deux sexes mais
n'appartient à aucun [...] On vit des êtres sans pieds et sans
mains. » Tout comme Darwin, Lucrèce pense que les organismes
inadaptés ne survivent pas : « Tous ces monstres et
combien d'autres de même sorte furent créés en vain [...] ils ne
purent toucher à la fleur de l'âge, ni trouver de nourriture, ni
s'unir par les liens de Vénus. » La disparition étant la
norme, il faut expliquer la survie : « Toutes celles que
tu vois respirer l'air vivifiant, c'est la ruse ou la force, ou enfin
la vitesse qui dès l'origine les a défendues et conservées ».
La convergence entre Darwin et Lucrèce,
à la fois étonnante et logique, est des plus instructives pour
comprendre une autre évolution, celle des idées scientifiques. Elle
montre la fécondité de la vision atomiste du monde, qui permit à
Lucrèce d'énoncer un mécanisme qui fut si difficile à concevoir
dix-neufs siècles plus tard, alors que la biologie avait pourtant
déjà accomplie de prodigieuses avancées.
Paru dans le Courrier aujourd'hui. On m'a depuis fait remarquer que Lucrèce reprenait des idées formulées plusieurs siècles auparavant, notamment Aristote, Empédocle ou Anaxagore.
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