L'allocation universelle, cette charmante
utopie visant à libérer l'être humain de l'obligation de
travailler, suppose une redistribution des revenus à large échelle
qui n'a aucune chance d'être acceptée par le peuple. Mais imaginons
un instant que les tranquilles Suisses soient un jour pris d'audace
et acceptent un tel principe. Après tout, des projets jugés
autrefois utopiques, comme les congés payés ou
l'assurance-vieillesse, ont fini par devenir des institutions
centrales de notre société.
Un petit écueil « inattendu » surgirait peut-être: il se pourrait que ces mêmes Suisses ne
veuillent plus travailler. Si le chômage n'était plus synonyme de
honte, exclusion et pauvreté, qui voudrait encore des emplois les
plus ennuyeux, dangereux, malsains et usants ? Le problème du
chômage serait donc remplacé par son inverse. Nous serions
angoissés par chaque création d'emploi : « Mauvaise
nouvelle, nous diraient les journalistes, cette année le travail a
augmenté de 2 % ».
Notre société ne sait pas vraiment si elle considère le
travail comme un bien ou un mal. D'un côté, le travail est le sens
même de l'existence. Un être humain vaut par ce qu'il fait et celui
qui ne produit rien passe à côté de sa vie. Si le travail
n'existait pas, il faudrait l'inventer pour que nous ne sombrions pas
dans la dépression et l'alcoolisme. Il vaut mieux accomplir une
tâche complètement inutile que de « rien foutre ». Le
travail est également le symbole même de l'appartenance à la
collectivité : ne pas participer à l'effort commun, c'est être
mauvais citoyen.
D'un autre côté, le travail est
tellement désagréable qu'on doit payer les gens pour qu'ils le
fassent. Même ceux qui affirment qu'il est indispensable de
travailler pour ne pas s'ennuyer savent tout à fait comment
s'occuper lorsqu'ils arrivent à l'âge de la retraite. Être
favorable à l'allocation universelle revient à affirmer que le travail contraint par des nécessités économiques est un mal
pour l'être humain, qu'il faut limiter au maximum, parce qu'il y a mieux à faire que perdre sa vie
à la gagner.
Dans un telle perspective, les
priorités économiques seraient totalement inversées. Il faudrait
cesser de craindre que les ouvriers soient remplacés par des
machines, mais au contraire accueillir une telle évolution comme une
bénédiction. Les publicités inciteraient les gens à réfléchir
avant d'acheter, à porter des vêtements de seconde main, à boire
de l'eau du robinet, à se déplacer à pied ou à vélo. Les
appareils électroniques devraient être garantis pour au moins dix
ans. La paperasse inutile serait enfin bannie.
Notre système économique actuel
s'inspire de Pénélope, cette femme de la mythologie grecque qui
détruisait la nuit ce qu'elle avait fabriqué le jour. Si
l'allocation universelle était un jour adoptée, nous serions peut-être obligés de mettre en place
une économie efficace au vrai sens du terme où le moyen – le
travail – serait au service de la fin – l'être humain.