Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

06 janvier 2013

L'allocation universelle contre Pénélope

L'allocation universelle, cette charmante utopie visant à libérer l'être humain de l'obligation de travailler, suppose une redistribution des revenus à large échelle qui n'a aucune chance d'être acceptée par le peuple. Mais imaginons un instant que les tranquilles Suisses soient un jour pris d'audace et acceptent un tel principe. Après tout, des projets jugés autrefois utopiques, comme les congés payés ou l'assurance-vieillesse, ont fini par devenir des institutions centrales de notre société.
Un petit écueil « inattendu » surgirait peut-être: il se pourrait que ces mêmes Suisses ne veuillent plus travailler. Si le chômage n'était plus synonyme de honte, exclusion et pauvreté, qui voudrait encore des emplois les plus ennuyeux, dangereux, malsains et usants ? Le problème du chômage serait donc remplacé par son inverse. Nous serions angoissés par chaque création d'emploi : « Mauvaise nouvelle, nous diraient les journalistes, cette année le travail a augmenté de 2 % ».
Notre société ne sait pas vraiment si elle considère le travail comme un bien ou un mal. D'un côté, le travail est le sens même de l'existence. Un être humain vaut par ce qu'il fait et celui qui ne produit rien passe à côté de sa vie. Si le travail n'existait pas, il faudrait l'inventer pour que nous ne sombrions pas dans la dépression et l'alcoolisme. Il vaut mieux accomplir une tâche complètement inutile que de « rien foutre ». Le travail est également le symbole même de l'appartenance à la collectivité : ne pas participer à l'effort commun, c'est être mauvais citoyen.
D'un autre côté, le travail est tellement désagréable qu'on doit payer les gens pour qu'ils le fassent. Même ceux qui affirment qu'il est indispensable de travailler pour ne pas s'ennuyer savent tout à fait comment s'occuper lorsqu'ils arrivent à l'âge de la retraite. Être favorable à l'allocation universelle revient à affirmer que le travail contraint par des nécessités économiques est un mal pour l'être humain, qu'il faut limiter au maximum, parce qu'il y a mieux à faire que perdre sa vie à la gagner.
Dans un telle perspective, les priorités économiques seraient totalement inversées. Il faudrait cesser de craindre que les ouvriers soient remplacés par des machines, mais au contraire accueillir une telle évolution comme une bénédiction. Les publicités inciteraient les gens à réfléchir avant d'acheter, à porter des vêtements de seconde main, à boire de l'eau du robinet, à se déplacer à pied ou à vélo. Les appareils électroniques devraient être garantis pour au moins dix ans. La paperasse inutile serait enfin bannie.
Notre système économique actuel s'inspire de Pénélope, cette femme de la mythologie grecque qui détruisait la nuit ce qu'elle avait fabriqué le jour. Si l'allocation universelle était un jour adoptée, nous serions peut-être obligés de mettre en place une économie efficace au vrai sens du terme où le moyen – le travail – serait au service de la fin – l'être humain.