Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

22 mai 2011

Conseil de la presse: une prise de position peu sérieuse.

En date du 13 décembre 2010, j'ai déposé une plainte auprès du Conseil suisse de la Presse. Celui-ci vient de publier sa prise de position. Par la présente, je fais connaître ma profonde déception au sujet du manque de sérieux du Conseil.

Pour rappel, l'initiative populaire socialiste "pour des impôts équitables", rejetée en votation le 28 novembre, prévoyait que les cantons aient l'obligation de prélever un impôt de 22% minimum sur les tranches de revenu supérieures à 250 000 francs. Par exemple, sur un revenu de 260 000 francs, seuls les 10 000 francs dépassant la limite auraient été soumis à ce taux minimal.

Cela n'est pas vraiment compliqué, mais dans un article du 13 octobre 2010, un article d'Emmanuel Garessus publié dans le Temps présentait une interprétation erronée de l'initiative, affirmant qu'un revenu de 250 000 francs serait imposé à 22% au minimum dans tous les cantons. Le Temps a finalement publié un minuscule rectificatif, après que je l'ai demandé avec insistance à 4 reprises.

Il était un peu décevant que la vérité ait fait l'objet d'une toute petite note alors que l'erreur avait figuré dans un article qu'il était difficile de rater, compte tenu de son titre virulent, qui qualifiait l'initiative socialiste de danger pour notre pays. C'est pourquoi j'avais donné une large publicité au rectificatif du Temps, dans un article envoyé à la presse suisse romande et qu'on peut encore lire sur Domaine public ("le Temps admet enfin son erreur").

En réaction, M.Pierre Veya, rédacteur en chef du Temps, m'écrivit une lettre virulente voire insultante, m'accusant de manque de déontologie. Pourtant, ce donneur de leçon ne s'est pas formalisé que la même erreur réapparaisse une nouvelle fois dans les colonnes de son journal, en date du 18 novembre. Dans un texte de MM.Blankart et Meyer, pourtant économistes bardés de distinctions, on pouvait lire que "un contribuable dont le revenu annuel augmenterait de 20 francs, par exemple de 249'990 à 250'010 francs, serait pénalisé sérieusement".

J'ai donc demandé au Temps la publication d'un nouveau rectificatif, ce qu'il n'a pas fait, préférant publier sans m'en informer un fragment du courriel que j'avais envoyé, ainsi qu'une lettre de lecteur du Conseiller national Roger Nordmann. Comme le reconnaît le Conseil de la presse, le message d'un lecteur à évidemment beaucoup moins de poids qu'un rectificatif de la rédaction. En effet, dans le premier cas, le lecteur peut s'imaginer qu'il existe deux opinions également valables et ne pas savoir quelle est la bonne. Alors que si la rédaction admet elle même avoir tort, aucun doute n'est plus permis. J'estime donc qu'il est tout à fait scandaleux que le Temps n'ait pas voulu reconnaître publiquement que l'article de MM. Blankart et Meyer contenait une erreur aussi grossière que s'ils avaient affirmé que la Terre est plate. Il n'y a aucune marge d'interprétation. Le but principal de ma plainte au Conseil de la presse était de faire établir ce fait crucial.

En déposant une plainte, je m'attendais donc à ce que le Conseil se penche sur cette première question, qui était la plus importante: le Temps avait-il oui ou non publié une contre-vérité? A ma grande surprise, la prise de position ne confirme ni ne nie ce fait. Au point C, il est écrit que "Christophe Schouwey, nie de son côté, que l'initiative socialiste ménerait à un saut d'opposition". Au point 2 des considérants, il est écrit que "Ceux qui ont suivi le débat ... ont été bel et bien en mesure de se former leur propre opinion à ce sujet". Au point B, on peut lire que "Selon Nordmann les deux économistes confondent le taux moyen et le taux marginal d'imposition". En conclusion, il est écrit, au sujet des corrections apportées par M.Nordmann et moi-même que le Temps a bien voulu publier, que celles-ci "précisent un propos contenu dans l'article" du Temps.

Bref, le Conseil de la presse donne l'impression de ne pas savoir clairement si le Temps s'est trompé ou pas. En refusant de prendre position sur le point essentiel du litige, le Conseil s'est en quelque sorte récusé. En effet, comment peut-il, sans avoir établi que le Temps a commis une erreur, décider sérieusement si la publication d'un rectificatif était nécessaire ou pas? Face à ce refus de prise de position tout à fait extravagant, je suis réduit à des hypothèses qui ne le sont pas moins.

1. Cela paraît vraiment gros, mais j'en arrive à me demander si les auteurs de la décision ont une notion claire de la distinction entre des faits clairement établis et une simple interprétation. Le refus de prendre position tend à faire croire que les auteurs de la décision sont des tenants de cette philosophie relativiste à la mode qui remet en cause la notion même de vérité, partant du principe qu'il est toujours possible de faire plusieurs interprétations.

2. Ma deuxième hypothèse serait que les auteurs de la décision manquent des compétences pour se prononcer sur le fond. Il existe de brillants esprits dépourvus de toute fibre mathématique et incapables du calcul le plus élémentaire.

3. La troisième hypothèse, qui me paraît la plus probable, est que les auteurs de la décision ont voulu éviter de se mouiller, craignant de contredire des économistes et/ou ne voulant pas se mettre à dos la rédaction du Temps. Si tel est le cas, c'est très grave. On peut vraiment se demander à quoi sert un Conseil de la presse qui a peur de prendre des positions qui dérangent. A titre de complément au débat, je rappelle que le journaliste Francois Nussbaum avait publié, dans les colonnes de l'Express, la Liberté et l'Impartial, un article qui contenait la même erreur que celle de MM.Garessus, Blankart et Meyer. Toutefois, l'erreur n'était pas le fait du journaliste, mais de Bernard Dafflon, professeur d'économie à Fribourg, que Francoois Nussbaum avait interviewé. Quelques jours plus tard, un nouvel article de M.Nussbaum présentait une explication correcte de l'initiative. Toutefois, l'article de précisait pas qu'une erreur avait été commise dans l'article précédent, laissant ainsi les lecteurs non-informés dans une certaine perplexité. Pourquoi donc est-il si difficile pour les journalistes de dire, tout simplement, "je me suis trompé" ou bien "cette personne s'est trompé"? L'ensemble de la presse gagnerait en crédibilité si les journalistes faisaient preuve d'un peu plus de transparence au sujet de leurs erreurs et de celles des personnes à qui ils donnent la parole.

Deuxième question: Un rectificatif était-il nécessaire?

Au point 2 des considérants, on peut lire que "Le Temps avait déjà publié une rectification antérieure sur le même sujet". Comme il est impossible de rectifier une information correcte, je suis amené à en déduire que le Conseil de la presse, malgré tout et malgré lui, admet tout de même du bout des lèvres que le Temps a publié une contre-vérité. Si tel n'était pas le cas, le Conseil ne se serait d'ailleurs même pas penché sur la deuxième question qu'il avait à traiter: le Temps avait-il le devoir de publier un rectificatif? Si j'analyse correctement la position du Conseil, pas toujours claire, celui-ci répond par la négative pour trois raisons, que je cite par ordre de sérieux croissant:

1. Le premier argument ne mérite d'être cité que pour ses qualités comiques, tant il est ridicule. "Le Temps avait déjà publié une rectification antérieure concernant le même sujet" (à la suite du premier article du Temps, celui de M.Garessus). Ainsi, lorsque qu'on se trompe et qu'on avoue d'être trompé avant de refaire la même erreur, il n'est nul besoin de rougir de honte. Les rectificatifs sont à usages multiples. Il suffit de dire une fois qu'on a fait faux et on a ensuite le droit d'énoncer des contre-vérités ad vitam aeternam. La récidive, loin d'être une circonstance aggravante, est une excuse. Est-ce vraiment-là l'opinion du Conseil de la presse?

2. Selon le Conseil de la presse, le Temps aurait publié deux lettres de lecteurs qui "précisaient" le propos du Temps, dont l'une de ma plume. S'il est bien exact que l'excellente lettre de M.Nordmann est parue, je n'ai quant à moi pas envoyé de lettre destinée à être publiée. J'ai envoyé un message à M.Veya pour exiger la publication d'un rectificatif. Un fragment de ce message a été publié par le Temps. Qualifier ce fragment de "lettre de lecteur" est abusif. Quoiqu'il en soit, comme je l'ai dit plus haut, le Temps aurait dû admettre qu'il s'était trompé et non simplement publier les écrits des personnes défendant la vérité, comme s'il s'était agit d'une simple divergence d'opinion. Je persiste à dire qu'en agissant de la sorte, il a violé le chiffre 5 de la Déclaration des droits et devoirs du journaliste, qui oblige ceux-ci à "rectifier toute information publiée qui se révèle matériellement inexacte". Imaginons un instant qu'un citoyen soit accusé d'avoir commis un vol par un journal, puis que l'information se révèle fausse. Il serait totalement absurde que le journal, plutôt que de se rétracter, se contente de publier un message de l'accusé clamant son innocence. Dans l'affaire qui nous occupe, le Temps a publié une info erronnée au sujet d'une initiative fédérale, puis s'est contenté de publier les protestations de partisans de l'initiative en question. En disculpant le Temps, le Conseil crée un précédent extrêmement grave.

3. Le Conseil de la presse affirme que le texte contesté est reconnaissable comme une opinion d'auteurs extérieurs à la rédaction. Voilà le seul argument qui ne soit pas absurde. Je conçois tout à fait qu'il est difficile, pour un rédacteur en chef, de réprimander des rédacteurs "invités", surtout lorsque ceux-ci sont de prestigieux économistes, pris en flagrant délit d'avoir commis une erreur grossière et de bas niveau. Je ne suis pas surpris que le Conseil ait débouté ma plainte sur cette base (alors que je suis proprement stupéfié et consterné par les points 1 et 2 ci-dessus). Toutefois, j'estime que le Temps avait malgré tout le devoir de corriger ses invités, MM. Blankart et Meyer. En effet, ceux-ci étaient présentés comme des experts, bardés de distinction, dont le public serait en droit d'attendre un minimum de sérieux. Lorsque des personnes bénéficiant d'un statut social pareillement prestigieux pratiquent la désinformation au sujet d'une initiative fédérale en pleine campagne de votation, il est grave que le Temps leur donne son appui par son silence. On peut là aussi se demander si le Conseil de la presse ne crée pas un précédent dangereux. Ainsi, à chaque fois qu'un journal souhaitera pratiquer la désinformation, il lui suffira de recruter des invités n'étant soumis à aucune règle de déontologie.

J'ai évoqué plus haut le cas de Bernard Dafflon, autre professeur d'économie, ayant commis la même erreur grossière que MM.Blankart et Meyer. A ce sujet, M.Pierre Veya m'a accusé de porter atteinte à la probité de M.Dafflon, affirmant que celui-ci avait été mal compris par le journaliste François Nussbaum. MM.Blankart et Meyer ne pouvant avoir été mal compris, étant eux-mêmes auteurs de leur texte, M.Veya devrait donc, s'il est conséquent avec lui-même, les accuser de manquer de probité. Pourtant, il s'est refusé à admettre dans les colonnes du Temps qu'ils s'étaient trompés. On peut éventuellement admettre qu'une rédaction n'est pas dans l'obligation de corriger les erreurs de ses rédacteurs invités, même grossières. Mais il est certain que le Temps ne sort vraiment pas grandi de cette affaire, pas plus d'ailleurs, que le Conseil de la Presse.