Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

13 février 2003

LE DANGER AGCS

L’AGCS (accord global sur le commerce des services) est l’un des outils les plus puissants utilisés par les entreprises multinationales dans la quête de leur objectif ultime : “ tout doit devenir marchandise ”. Ce sujet en apparence abstrait nous concerne tous, car “ la politique n’est plus aussi simple qu’autrefois ”.

Il est donc réjouissant que 190 personnes soient venues assister jeudi 13 février à Neuchâtel à la conférence de la célèbre militante alter-mondialiste Susan George, venue éclairer nos lanternes à l’invitation du SSP (Syndicat des services publics) et des Amis du Monde diplomatique. La conférencière a d’emblée souligné les liens existant entre le thème de la soirée et le contexte politique actuel : les dirigeants qui mettent en place les politiques ultra-libérales à l’échelle mondiale sont dans une large mesure les mêmes que ceux qui préparent la guerre en Irak, qui n’est probablement que la première d’une longue série, Washington étant décidé à mettre en œuvre sa puissance militaire sans se soucier des objections de ses alliés. Selon un haut responsable du Pentagone, il faut que le monde “ reste ouvert à la pénétration économique et culturelle américaine ”, même s’il faut pour cela commettre “ a fair amount of killing ” (une bonne quantité de tueries).

L’Organisation mondiale du commerce (OMC)

Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le monde n’a cessé de s’ouvrir au commerce dans le cadre du GATT (General agreeement on tariffs and trade – Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce). Ainsi, les droits de douanes sur les marchandises, qui étaient de 40-50% après la guerre, tournent aujourd’hui autour de 4-5%. Ce processus de libéralisation progressive s’est accéléré à la suite du cycle de négociation de sept ans et demie (1986-1994) connu sous le nom d’Uruguay Round. En effet, alors que le vieux GATT de 1947 ne portait que sur le commerce des marchandises, et ce à l’exclusion des produits agricoles et textiles, les Accords de Marrakech de 1994 (plus de deux douzaines d’accords, soit 600 pages, auxquelles s’ajoutent plus de 20 000 pages d’annexes!) couvrent des domaines beaucoup plus étendus, tels que l’agriculture, les textiles, la propriété intellectuelle et les investissements à l’étranger, ainsi que les services (sur lesquels porte le fameux AGCS). En outre, ces accords ont institué une véritable Organisation mondiale du commerce (OMC), fondée en 1995 avec siège à Genève.

Un fonctionnement peu démocratique

En théorie, l’OMC fonctionne de façon “ démocratique ”, puisque chacun des 144 Membres de l’organisation dispose d’une voix, mais dans les faits il n’y a jamais de vote, toutes les décisions étant prises de façon consensuelle, car les pays les plus puissants (USA, Europe, Japon et Canada) prennent des positions communes à l’avance afin de les imposer ensuite aux autres Membres. En outre, les décisions de l’OMC font rarement l’objet d’un débat démocratique dans les pays respectifs et les parlements votent souvent les textes sans véritablement les comprendre : ainsi, le Parlement français adopta les très complexes Accords de Marrakech en moins d’une semaine ; lors du débat au Congrès des Etats-Unis, l’organisation Public Citizen de Ralph Nader offrit 10 000 dollars à tout membre du Congrès pouvant jurer sur l’honneur avoir lu les Accords et capable de répondre correctement à une dizaine de questions simples sur le sujet. Un seul passa l’examen… Ce qui est vrai pour la France ou les Etats-Unis l’étant encore bien plus pour les pays de l’Afrique subsaharienne, il n’est pas étonnant que l’ancien Directeur général de l’OMC lui-même, M. Renato Ruggiero, ait pu affirmer : “ Je doute que les gouvernements aient déjà apprécié toute l’étendue de leurs engagements ”.

Si les Etats semblent agir sans vraiment savoir ce qu’ils font, c’est parce qu’en matière commerciale, l’initiative leur a échappé depuis longtemps. Aujourd’hui, on ne peut plus parler de commerce entre Etats comme c’était le cas au XVIIIème siècle : un tiers du commerce mondial consiste en échange entre filiales d’une même multinationale, et pour un autre tiers il s’agit d’échanges entre différentes multinationales. Il n’est donc pas étonnant que ces gigantesques entreprises prennent une part déterminante à l’élaboration des politiques commerciales des Etats et aient joué un rôle clé dans les négociations de l’Uruguay Round, qui n’auraient jamais eu lieu si elles n’avaient exercé d’importantes pressions, comme l’on admis des fonctionnaires de l’OMC. A la limite, on aurait pu demander à Susan George pourquoi les Membres de l’OMC sont encore des Etats et non des entreprises.

L’ORD : les dents de l’OMC

Les accords commerciaux votés l’âme légère par des parlementaires inconséquents ne tardent pas à avoir des conséquences concrètes, puisque l’OMC dispose d’un véritable tribunal sans équivalent à l’époque du GATT, l’Organe de règlement des différents (ORD), qui a tranché plus de 200 cas depuis sa création en 1995. L’OMC étant totalement indépendante de l’ONU, l’ORD n’a pas à se préoccuper de notions juridiques telles que les droits de l’homme ou la protection de l’environnement. Les “ mesures ” (on entend par là les lois aussi bien que les dispositions constitutionnelles édictées par les Etats membres) “ plus rigoureuses que nécessaires ” doivent être abrogées.

Un des grands principes est que des produits équivalents doivent bénéficier d’un traitement identique et qu’il est par exemple interdit de traiter de manière différenciée des ballons de football produits par des enfants et des ballons de football produits par des travailleurs syndiqués. L’ORD avait par exemple donné raison au Canada, qui avait porté plainte contre la France, parce que celle-ci interdisait les importations d’amiante (produit équivalent à la laine de verre), autorisée au Canada, qui en est le plus important producteur dans le monde. Heureusement, dans le cas de l’amiante, la France a obtenu gain de cause en appel, les dangers de cette substance étant décidément trop connus.

Mais si un pays ne peut pas apporter de preuve absolue qu’un produit nuisible à la santé, il n’a pas le droit d’en interdire l’importation. C’est sur cette base que les Etats-Unis préparent une action visant à faire avaler leurs OGM (organismes génétiquement modifiés) à l’Europe. Les Etats-Unis eux-mêmes ont déjà été condamnés pour avoir refusé d’importer du pétrole vénézuélien contenant des produits cancérigènes et l’Union européenne a été condamnée pour son refus d’importer de la viande aux hormones américaine. Dans ce dernier cas, l’Europe ayant persisté dans son refus, les Etats-Unis ont le droit d’imposer des droits de douane sur des produits européens de leur choix à hauteur du dommage qu’ils “ subissent ”, soit 117 millions de dollars par année. On rappellera que le roquefort en avait été la victime, d’où, en représailles, la destruction du McDonald’s de Millau par José Bové.

Les services : une proie alléchante

C’est donc souvent au gré des décisions de l’ORD que l’on se rend compte de toutes les implications des deux douzaines d’Accords signés à Marrakech. Parmi ceux-ci, l’AGCS, dont personne n’a encore mesuré toutes les conséquences parce qu’il n’entre en vigueur que très progressivement, est sans conteste l’un des plus redoutables instruments au service des multinationales, ne serait-ce que parce que les services représentent une part de plus en plus importante de l’économie des pays développés: 67% dans l’Union européenne. Le marché mondial de l’éducation est estimé à 2000 milliards de dollars et celui de la santé à 3500 milliards de dollars. Or, les services ne représentent pour l’instant que 20% du commerce mondial.

L’AGCS porte sur rien moins que “ tous les services de tous les secteurs ”. Certes, l’OMC insiste sur le fait que les services fournis par l’Etat échappent à l’AGCS, mais c’est pure hypocrisie puisque ce n’est le cas que “ s’ils ne sont pas fournis sur une base commerciale ou n’entrent pas en concurrence avec des services privés ”. Du coup, l’Accord s’étend potentiellement à tous les services ou presque : éducation, transports, communications, santé, conseils juridiques, services financiers, etc., les seules exceptions étant l’armée et la police. Les services publics seraient d’autant plus gravement menacés que l’AGCS comprend la clause du traitement national, selon laquelle “ les prestataires étrangers doivent bénéficier d’un traitement non moins favorable que les prestataires nationaux ”. Ainsi, une école privée étrangère pourrait se plaindre à l’ORD si elle estime que les subsides octroyés aux écoles publiques constituent une forme de concurrence déloyale, le gouvernement en faute étant alors contraint à choisir : soit supprimer les subsides, soit les accorder à toutes les entreprises.

En outre, l’AGCS a une manière bien étrange de définir les services. En effet, la présence temporaire de personnes physiques d’un Etat membre sur le territoire d’un autre Etat membre pour y accomplir un travail peut être considéré comme une prestation de service. Bien que le texte de l’Accord ne soit pas très clair à ce sujet, les travailleurs en questions pourraient être soumis à un contrat de travail de leur pays d’origine et ne bénéficieraient donc pas des mêmes droits que les travailleurs du pays d’accueil, qui seraient ainsi soumis à une concurrence irrésistible.

Le pire est à venir

L’AGCS est encore bien loin de développer tous ses effets, car il a été conçu pour entrer en vigueur lentement mais sûrement, les pays signataires s’engageant à ouvrir progressivement un certain nombre de domaines de leur choix à la concurrence internationale, la France ayant par exemple déjà ouvert l’enseignement universitaire. Pour l’instant, ce sont les pays développés qui ont ouvert le plus de domaines, mais il est à prévoir que les pays pauvres vont subir d’importantes pressions. Une nouvelle phase de négociations visant à étendre l’AGCS à des domaines supplémentaires s’est ouverte à Doha fin 2001 :
1. Phase des demandes : jusqu’au 30 juin 2002, chaque pays a fait savoir aux autres quels domaines il souhaiterait qu’ils ouvrent à ses entreprises.
2. Phase des offres : jusqu’au 30 mars 2003, chaque pays fait savoir aux autres quels domaines il est prêt à ouvrir.

Or, ces négociations, qui risquent de modifier la vie de chacun d’entre nous, ne sont pas publiques. Ce n’est que grâce à des indiscrétions que l’on sait que l’Union européenne a demandé à ses partenaires la libéralisation des services postaux, de la recherche scientifique, de la distribution d’eau, de l’énergie et des transports. On ignore encore les domaines dans lesquels l’UE a présenté des offres. Interrogé à ce sujet, le Commissaire européen chargé du commerce, le “ socialiste ” français Pascal Lamy, qui affirme être tenu au secret par son mandat, a fini par lâcher que l’UE ne ferait aucune offre dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’audiovisuel.

Sus à Dracula !

Le lourd secret qui pèse sur les négociations est totalement inadmissible aux yeux de Susan George, pour qui la transparence est vraiment un strict minimum que les citoyens d’un Etat démocratique sont en droit d’exiger de leurs dirigeants. Elle en a souligné l’importance en évoquant, comme métaphore du pouvoir occulte des multinationales, le fameux vampire Dracula, qui ne peut agir que dans l’ombre et meurt dès qu’il est éclairé par la lumière du jour, autrement dit dès que ses agissements sont connus du grand public. Elle a donc exhorté les habitants de la Suisse à faire pression sur le Conseil fédéral afin que soient rendus publics les domaines dans lesquels il a engagé des négociations. Depuis lors, certaines démarches ont été entreprises dans ce sens, mais nos autorités persistent dans leur refus d’informer les citoyens, qui en sont donc réduits à se contenter de fuites, lesquels laisseraient entendre, selon ATTAC-Neuchâtel, que la Suisse serait prête à ouvrir les postes, l’eau et l’électricité aux entreprises étrangères, en échange de l’ouverture des services financiers.

Pour Susan George, les revendications les plus actuelles que les citoyens devraient présenter à l’OMC sont :
-La transparence des débats
-L’abolition de la définition des services publics telle qu’elle figure dans l’AGCS
-La réversibilité, c’est-à-dire le droit pour les pays à renoncer à certains engagements s’ils s’avèrent désavantageux pour eux (c’est actuellement possible mais très difficile)
-L’interdiction des brevets portant sur le vivant
-La protection des petits agriculteurs
-Le libre accès aux médicaments pour les pays pauvres

Les personnes intéressées par la campagne contre l’AGCS peuvent consulter le site (www.suisse.attac.org). Pour plus d’informations, on peut également lire le petit livre de Susan George, Remettre l’OMC à sa place, éditions Mille et Une Nuits, 2000, Fr. 5.70 et consulter les sites : www.attac.org, www.ladocumentationfrancaise.fr, www.wto.org