Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

25 novembre 2011

Le coût social des naissances non désirées

A lire aussi sur le site de Domaine public

Les milieux suisses opposés à l’avortement, ayant renoncé à convaincre les citoyens sur le fond de la question, se replient sur des arguments bassement financiers. Ils ont déposé le 4 juillet 2011 une initiative populaire fédérale visant à supprimer le remboursement de l’interruption de grossesse par l’assurance de base. Ils espèrent ainsi pouvoir interdire aux femmes pauvres ce qu’ils ne peuvent interdire à toutes les femmes.

Bien que les sommes en question soient dérisoires, le débat est malheureusement lancé. A ce sujet, il est intéressant de prendre connaissance des travaux des économistes américains Steven Levitt et Stephen Dubner: ils se sont interrogés sur la baisse de la criminalité constatée aux Etats-Unis dès le début des années 1990, que personne n’avait prévue. Après avoir constaté que nombre d’explications courantes – plus grande sévérité des peines, meilleure efficacité policière – ne sont pas confirmées statistiquement, ils arrivent à la conclusion surprenante que la cause principale du phénomène remonte à … 1973, lorsque l’avortement devint légal dans l’ensemble des États-Unis.

Il semble bien qu’un enfant non désiré, que sa mère aurait préféré ne pas mettre au monde, a une probabilité particulièrement forte de devenir criminel. Lorsque l’avortement fut légalisé, on constata que les enfants non nés auraient eu 50% de chances de plus que la moyenne d’être pauvres et 60% de chances de plus que la moyenne de grandir dans une famille monoparentale, deux facteurs qui doublent le risque de devenir criminel, au même titre que le fait d’avoir pour mère une adolescente. Il n’est donc pas si étonnant que la criminalité ait commencé à baisser une vingtaine d’années après la légalisation de l’avortement.

Une analyse plus fine apporte confirmation: dans les cinq États qui ont légalisé l’avortement avant 1973, soit New York, la Californie, l’Etat de Washington, Hawaï et l’Alaska, la criminalité a baissé plus tôt que dans le reste du pays. D’autre part, les États ayant connu le plus fort taux d’avortement au cours des années 70 sont ceux où la criminalité a le plus baissé au cours des années 90. Des études effectuées en Australie et au Canada sont arrivées à des conclusions semblables.

En Suisse aussi, les femmes qui font le choix douloureux de renoncer à leur enfant sont celles qui auraient le plus de peine à l’éduquer dans de bonnes conditions. Par-dessus le marché, le non-remboursement de l’interruption de grossesse pénaliserait en priorité les plus démunies d’entre elles. Les enfants nés dans de telles conditions difficiles courraient donc un risque de mal tourner largement supérieur à la moyenne en plus des autres difficultés sociales liées à une naissance non forcément désirée et planifiée.

Autant dire que les soi-disant économies mises en avant par les opposants à l’avortement entraîneraient probablement des dépenses supplémentaires.

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Source: Steven D. Levitt et Stephen Dubner, Freakonomics, Folio actuel 2006, «Où sont passés les criminels?», pp. 172-216.

24 novembre 2011

Prunelle de l'oeil de Dieu, mon oeil !

« Israël, prunelle de l’œil de Dieu ». Chacun aura lu sur les murs de nos régions ce slogan qui fait la promotion d'un pays maintes fois condamné par les Nations-Unies, qui mène une politique coloniale brutale à l'encontre du peuple palestinien. Ces affiches, qui postulent la supériorité d'un peuple sur les autres, sont racistes, de la même façon qu'il est raciste de prétendre que la race blanche est une race supérieure, même si on ne dit rien de négatif sur les Noirs ou les Chinois. Il est normal et même sain que certaines personnes aient réagi par des graffitis. Cela n'est certes pas légal, mais s'agissant d'affiches qui devraient elles-mêmes tomber sous le coup de la loi contre le racisme, c'est une réponse proportionnée. Les graffiteurs n'ont pour l'instant pas dérapé vers l'antisémitisme comme on aurait pu le craindre, ce qui est réjouissant pour la communauté juive et pour tout le monde. Si les afficheurs ont réagi par une plainte pénale pour dommage à la propriété, comme on peut le lire dans l'Impartial et l'Express du 23 novembre, c'est probablement parce qu'ils n'ont pas d'autres arguments à faire valoir. Si vraiment ils sont ignorants au point de s'imaginer une seule seconde que le message qu'il véhiculent est « d'ordre spirituel et non pas politique », si vraiment ils ne savent pas que Dieu est utilisé comme argument dans une lutte féroce pour la terre et l'accès à l'eau, alors espérons que cette affaire leur donnera l'occasion de réfléchir quelque peu.

Paru dans l'Impartial

11 novembre 2011

Petit problème de probabilités

Le problème était le suivant: derrière trois portes closes se trouvent une voiture et deux vaches en carton. Le candidat, qui en principe souhaite gagner la voiture, désigne tout d’abord une des trois portes. L’animateur ouvre une des deux portes restantes, derrière laquelle se trouve une des deux vaches en carton. Le candidat a maintenant le choix. Il peut ouvrir soit la porte qu’il a désignée au début, soit celle des deux autres portes que l’animateur a laissé fermée.

Il y a quatre stratégies possibles:

-Monsieur Doof, qui pense que l’animateur cherche à le rouler, décide de ne modifier son premier choix en aucun cas. Mais ce premier choix, auquel M.Doof s’attache plus que de raison, a été fait au hasard entre trois portes. M.Doof n’a donc qu’une chance sur trois de recevoir la voiture.

-La Comtesse von und zu Fall décide d’ignorer son premier choix et de s’en remettre totalement au hasard pour son choix définitif. Comme elle choisit après que l’animateur a exclu une des portes, elle a une chance sur deux de gagner.

-Madame Kluge spécule sur le fait qu’il y a deux chances sur trois que, derrière la première porte qu’elle désigne, se trouve une vache en carton. Si elle est bien tombée sur la vache espérée, Mme Kluge est alors sure de gagner. L’animateur ouvrira celle des deux portes restantes derrière laquelle se trouve l’autre vache en carton, et Mme Kluge ouvrira celle derrière laquelle se trouve la voiture.

-Monsieur Hoover a corrompu les organisateurs de l’émission et sait où se trouve la bonne porte. Il a cent pour cent de chances de gagner.

En fait, tout dépend de la manière dont les candidats utilisent l’information. Les joueurs non-corrompus obtiennent de l’animateur deux informations. Premièrement, ils apprennent la position d’une des deux vaches en carton. Deuxièmement, ils savent que l’animateur a une liberté limitée, vu qu’il s’interdit d’ouvrir la porte choisie par le candidat au premier tour. Ce n’est que dans un cas sur trois que l’animateur peut choisir entre les deux vaches en carton (lorsque le candidat a désigné la porte derrière laquelle se trouve la voiture) et c’est justement dans ce cas que Mme Kluge perd, parce qu’elle a misé sur les deux cas où l’animateur est parfaitement calculable. La Comtesse von und zu Fall, quant à elle, a négligé la deuxième information, et M.Doof, lui, a négligé à la fois la première et la deuxième.

La Comtesse von und zu Fall croit qu’elle a des chances égales quelle que soit la porte qu’elle ouvre, ce qui aboutirait à un paradoxe dans le cas où elle ouvrirait la même porte que Mme Kluge: l’une aurait une chance sur deux de gagner et l’autre deux sur trois, alors même qu’elles sont en train d’ouvrir la même porte!
Pour ne pas se laisser leurrer par cette contradiction apparente, il faut garder à l’esprit que la probabilité doit se calculer non pas après, mais avant qu’on choisisse.
La Comtesse von und zu Fall a en fait une chance sur deux d’ouvrir la même porte que Mme Kluge, auquel cas elle a deux chance sur trois de gagner. Ce qui veut dire qu’il y a deux chances sur six que la Comtesse von und zu Fall gagne en jouant sans le savoir comme Mme Kluge. Parallèlement, elle a une chance sur six de gagner en jouant comme M.Doof. Au total, elle a bel et bien une chance sur deux.

Il ne faut pas croire qu’il y a deux chances sur trois que la voiture se trouve derrière une porte et une chance sur trois qu’elle se trouve derrière l’autre, nous dira M.Hoover. Les choses sont beaucoup plus simples: il y a 100% de probabilité que la voiture se trouve derrière la bonne porte.
Il n’y a là non plus aucune contradiction: Mme Kluge a deux chances sur trois de jouer sans le savoir comme M.Hoover et d’avoir 100% de chances de gagner. Ce qui au total fait toujours deux tiers.

10 novembre 2011

La droite Pinocchio contre le salaire minimum

La droite a décidé d'attaquer... par la gauche. Voilà ce qui se passe en ce moment dans les cantons de Genève et Neuchâtel, qui voteront simultanément, le 27 novembre, sur un salaire minimum cantonal.


A Genève, l'affiche du Mouvement Citoyen Genevois (MCG) affirme: «NON au SMIC à la française qui va faire baisser tous les salaires». L'initiative est également combattue par un, excusez du peu, «Comité contre la baisse des salaires».

A Neuchâtel, les électeurs ont découvert dans leur boîte aux lettres un tract au titre des plus étonnants: «Salaire minimum fixé par l'Etat à 2'500 francs? Non merci, c'est indécent!» Dans ce brûlot «ultra-gauchiste» de la CNCI (Chambre neuchâteloise du commerce et de l’industrie) et de l’UNAM (Union cantonale neuchâteloise des arts et métiers), on lit aussi que le salaire minimum entraîne «une baisse généralisée des salaires». On se demande bien par quelle mystérieuse contagion l'ensemble des rémunérations devrait être tiré vers le bas. Certes, le tract nous apprend qu’en France, lors de l'introduction du SMIC il y a plus de 30 ans, «environ 10% des travailleurs étaient payés à ce niveau-là. Ils sont actuellement plus de 16%.» Pourtant, aucune loi n'empêche les patrons français d'augmenter ces salaires. En revanche, s'ils avaient le droit de les diminuer, on peut supposer que certains utiliseraient cette possibilité. Les pourfendeurs du SMIC se focalisent sur l'exemple français et ne font jamais référence à l'Allemagne, où l'absence de salaire minimum a ouvert la porte aux pires excès, au point que même la très conservatrice CDU d'Angela Merkel est en passe d'introduire un salaire minimum qui devrait se situer autour de 8 euros de l'heure. Dans Le Temps du 31 octobre, on lit que «cinq millions de salariés touchent des salaires dérisoires. Les cas de coiffeuses payées deux euros de l’heure ou de femmes de chambre gagnant un euro par chambre nettoyée dans les hôtels ont défrayé la chronique ces derniers temps, provoquant la colère de l’opinion.» Il serait curieux de savoir ce que la droite à Neuchâtel et à Genève pense d'Angela Merkel. La suspectent-ils, par le plus terrible des machiavélismes, de vouloir introduire le salaire minimum afin de faire baisser les salaires allemands, faisant ainsi de son pays un compétiteur encore plus redoutable pour l'Europe du Sud?

Raphaël Comte bientôt syndicaliste?

Sidéré par une pareille mauvaise foi, nous avons demandé à quelques personnalités de la droite si elles cautionnaient le tract invraisemblable des patrons neuchâtelois. Seuls le conseiller d’Etat Thierry Grosjean et le président de la Ville de Neuchâtel Alain Ribaux ont eu l'intelligence de prendre leurs distances, en affirmant toutefois, sans beaucoup d'arguments, que la propagande de la gauche ne valait pas mieux que celle de la droite. Des réponses d’autres élus, ainsi que de l'analyse des débats au Grand Conseil, il faut tirer la conclusion que la droite neuchâteloise, dans son écrasante majorité, prétend réellement croire à l'abracadabrantesque théorie selon laquelle le salaire minimum représenterait un danger pour le niveau de rémunération des travailleurs. A moins que tous ces gens soient victimes d'une hallucination collective, il faut en déduire qu'il s'agit d'une stratégie délibérément mensongère. Quant au conseiller aux Etats libéral-radical Raphaël Comte, il reconnaît que la situation des travailleurs non couverts par les conventions collectives peut poser problème. Toutefois, il estime que le salaire minimum n'est pas la solution et préconise une meilleure organisation des partenaires sociaux afin que tous les secteurs puissent être conventionnés. On doit donc conseiller vivement aux syndicats de l'engager, lui qui affirme clairement que tout le monde doit bénéficier d'un salaire décent. Peut-être parviendra-t-il à faire augmenter le taux de syndicalisation...

Une négligence bénigne de solidaritéS et de la gauche

Malgré toute la monstruosité du tract patronal, on peut malgré tout, sur un point, lui donner partiellement raison. Il renvoie à un arrêt du Tribunal fédéral selon lequel «le salaire minimum devrait se situer à un niveau relativement bas, proche du revenu minimal résultant des systèmes d'assurance ou d'assistance sociale, sous peine de sortir du cadre de la "politique sociale" pour entrer dans celui de la "politique économique" et, donc, d'être contraire à la liberté économique». Or, la documentation de solidaritéS ne fait pas mention de cet arrêt du Tribunal fédéral, qui annulait l’invalidation par le Grand Conseil genevois de l’initiative pour un salaire minimum déposée dans ce canton par solidaritéS, justement. Bien entendu, les militants de solidaritéS veulent vraiment un salaire minimum à 4’000 francs et leur recommandation de vote va vraiment dans ce sens. Ils ne disent donc pas l'exact inverse de ce qu'ils pensent et leur négligence bénigne n'est pas du tout à mettre sur le même plan que l'hypocrisie patronale. Malgré tout, si la gauche veut vraiment améliorer le niveau de culture politique, il convient de dire toute la vérité aux citoyens, sans faire miroiter des promesses qui ne peuvent être tenues.

09 novembre 2011

Avions de combats: un peu de sérieux svp 2

J'entends depuis vingt ans un argument certes vrai, mais pourtant totalement absurde : les dépenses militaires créent des emplois. En voyant que le Courrier du 8 novembre proposait une interview de Guy Pamerlin concernant les avions de combats, je savais, avant même de lire l'article, que ce non-sens ridicule allait nous être infligé une fois de plus, alors qu'il aurait dû être banni du débat politique depuis des lustres. Je vais vous confier le scoop du siècle, n'oubliez pas de le dire à M.Pamerlin : quand on dépense de l'argent, cela donne du travail. Si je n'attends rien de bien d'un politicien UDC, je suis déçu que les deux journalistes du Courrier, Arnaud Crevoisier et Jérôme Cachin, ne l'aient pas cuisiné un peu plus: "Expliquez-nous donc, M.Pamerlin, pourquoi l'argent dépensé pour l'armement créerait plus d'emplois que la même somme investie dans un autre secteur? Vous dites que dans le cas de l'industrie militaire, il s'agit d'emplois de haut niveau technologique, mais n'êtes-vous vraiment pas au courant que la recherche scientifique manque justement de moyens?"

03 novembre 2011

Contre-vérités au sujet du salaire minimum

J'ai été littéralement stupéfait en lisant l'article de Marc Moulin dans le Temps du 2 novembre. En effet, pour recommander le « non » au salaire minimum, les opposants genevois invoquent les mêmes arguments ahurissants que les organisations patronales neuchâteloises, dont le tract m'avait déjà profondément choqué deux jours auparavant. Rappelons que le même objet passe en votation dans les deux cantons en même temps, le 27 novembre. A Neuchâtel comme à Genève, les opposants tentent de faire croire au public non informé que le salaire minimum pourrait s'appliquer aux travailleurs dont la rémunération est actuellement plus élevée. Il est invraisemblable que certains patrons de notre pays osent proférer de pareilles contre-vérités : le projet prévoit uniquement d'interdire les salaires trop bas. Pour le reste, la liberté de négocier les salaires reste entière et aucune limite vers le haut n'est prévue pour l'instant, pas même pour les grands patrons (espérons que cela sera pour une autre fois). Pourtant, les opposants neuchâtelois comme genevois évoquent des « salaires fixés par l'Etat » et le député PDC Fabiano Forte ose parler de « salaire communiste ». S'il avait lu le Temps du 31 octobre (article de Nathalie Versieux), il saurait que même la CDU allemande (Christlich-demokratische Union, soit l'équivalent du PDC), a pris parti pour le salaire minimum. M.Forte imagine-t-il vraiment qu'Angela Merkel puisse être communiste ?
Lettre de lecteur envoyée au Temps