Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

14 février 2012

POUR UNE VRAIE PLACE DE LA GARE

1. Projet des autorités. Présentation corrigée
de façon à ce que le plan corresponde à la réalité.
Pour l'original: http://www.placedelagare.ch/circulations.php
2. Projet alternatif "Pour une vraie Place de la Gare"



























Ce texte est une version largement révisée d'une lettre envoyée aux autorités, tenant compte de leurs objections.

Les autorités chaux-de-fonnières prévoient un vaste réaménagement de la Place de la Gare. Elles veulent notamment déplacer la zone de stationnement des bus vers l'ouest, afin que ceux-ci passent autour de la Chambre d'horlogerie. Toutefois, le vaste espace libéré de la sorte n'est pas bien exploité. Le projet officiel ne laisse aux piétons que deux demi-places, séparées par un parking. Soit dit en passant, il est tout à fait regrettable que le plan présenté par les autorités baptise "espace privilégié piéton" une zone qui sera traversée par des bus toutes les cinq minutes, raison pour lequel nous avons dû en corriger la présentation (plan 1 ci-dessus).

Nous laissons passer l'occasion de créer une vraie place, un vaste espace qui pourrait accueillir des terrasses de café comparables à celles de la Place des Halles de Neuchâtel, ainsi que de nombreuses manifestations culturelles : concerts, théâtre de rue, carrousels, marchés aux puces, concours de pétanque, sculptures de neige et autres manifestations en tout genre. Mettez-vous à la place des organisateurs d'événements : il vous semblera évident qu'un lieu où passent plusieurs milliers de voyageurs par jour offre une visibilité bien supérieure à la place du Marché ou à Espacité. La Place de la Gare a vocation à devenir le véritable centre de la ville. Les autorités commettent une grande erreur lorsque elles la conçoivent comme un simple lieu de passage.  Une ville qui sépare les lieux d'activités des lieux de passages donne aux visiteurs une impression de ville morte. Offrons-leur plutôt l'image d'une ville animée.

Par bonheur, l'intervalle entre le bâtiment de la Poste et la Chambre patronale est suffisamment important pour qu'on puisse y faire passer les voitures le long de la Poste, un couloir piéton au milieu ainsi que les bus le long de la Chambre patronale. Il est vrai qu'il faudrait alors, par rapport au projet officiel, déplacer d'une dizaine de mètres vers l'ouest la zone de stationnement des bus (ceux-ci ayant de la difficulté à négocier des virages trop serrés), ce qui obligerait probablement à la surélever un peu par rapport au reste de la place, car la rue des Armes-Réunies, à l'ouest de la Chambre, est plus élevée. Mais cela n'est probablement pas un problème insurmontable.

Comme le montre le plan n°2 ci-dessus, on pourrait mettre le parking juste à côté de la zone de stationnement des bus, en laissant toutefois un couloir pour les piétons qui souhaiteraient se diriger droit devant en sortant de la Gare. En arrondissant le coin de la zone voitures (après tout, celles-ci ne tournent pas à angle droit) juste devant la Gare, on pourrait faire en sorte que les piétons qui passent par la porte principale ne se trouvent pas nez à nez avec le parking.

Tout l'est de la Place pourrait être 100% piéton, ainsi que la rue située entre la Poste et le Terminus, de même, peut-être, que le tronçon de la rue Daniel Jean-Richard qui joint la Place de la Gare et la partie déjà piétonne de cette rue, située devant Métropole-Centre. Les places de parcs ainsi perdues seraient récupérées au sud de la Gare, où un grand parking est prévu. Certains objectent à cela que les commerçants demandent des places de parc à proximité de leurs établissements. Pourtant, ceux-ci, notamment les cafés, ont tout à gagner si la place devient plus animée, d'autant plus qu'avec le Transrun, on prévoit un triplement du nombre de voyageurs.

Il est indéniable que la présente proposition est tardive et engendrerait retards et frais supplémentaires. Il est extrêmement regrettable que personne n'y ait pensé plus tôt. L'esthétique de la place, pour laquelle un concours a déjà eu lieu et un gagnant a été désigné, devrait peut-être, le cas échéant, être repensée. Toutefois, le Transrun étant prévu pour 2020, la précipitation n'est pas de mise dans ce dossier, qui mérite peut-être d'être encore creusé.





                                

     

06 février 2012

Projet "pour une vraie Place de la Gare" (suite)

Vous avez peut-être lu mon message précédent au sujet de mon projet Pour une vraie place de la gare, où je propose d'en faire une vaste place qui pourrait accueillir toutes sortes d'activités, sans entraver le transit qui s'y déroule.

J'ai depuis été reçu par l'aménagiste Philippe Carrard, ainsi que par le chef de projet Nicolas Vuilleumier. L'entretien a été convivial et très intéressant et m'a permis de mieux comprendre toute la complexité de ce genre de dossier où il faut ménager grand nombre d'intérêts contradictoires. Toutefois, je continue à penser que nous ratons une occasion. Malgré les grandes compétences techniques de MM. Carrard et Vuilleumier, je pense que le projet a été conçu en fonction de principes en partie erronés.

La première erreur est de considérer que la Place de la Gare doit être avant tout un lieu de passage, n'ayant pas vocation à accueillir de nombreuses activités. Je pense quant à moi que toute manifestation, quelle qu'elle soit (cinéma en plein air, concours de pétanque, sculptures de neiges, etc. etc.) perd une grande partie de son public potentiel si elle située à l'écart des lieux de transit. Une ville qui sépare les lieux d'activités des lieux de passages donne l'impression, à première vue, d'être une ville morte. La Place de la Gare pourrait offrir un espace à la fois plus vaste, plus plat et plus passant qu'Espacité. Elle a vocation à être une vitrine de la ville à destination du nouvel arrivant.

La deuxième erreur consiste à tolérer que des espaces dit "piétons" soient traversés par des véhicules. Le projet de la commune prévoit devant la Gare un vaste désert minéral où l'on ne pourra jamais rien organiser car il sera parcouru par des bus toutes les cinq minutes. Le couvert situé devant la Gare n'offrira que des possibilités limitées de ce point de vue. La suppression des places de parcs pour l'organisation de manifestations ne sera possible qu'occasionnellement.

Parmi les objections que MM.Carrard et Vuilleumier ont présentées au projet "pour une vraie Place de la Gare", quatre méritent d'être relevées:
1. L'objection présentée dans l'article de M.Nussbaum, paru dans l'Impartial, selon laquelle les piétons partant droit devant eux depuis la Gare n'auraient pas un passage facile est fausse. Il est possible d'aménager, en partant de la porte du bâtiment de la Gare, un couloir piéton suffisamment large entre les bus et les voitures.
2. Les commerces de l'est de la Place, qui ont souhaité des places de parc à proximité, en seraient moins proches dans le projet "pour une vraie Place de la Gare". C'est indéniable. Je pense que ces commerces seront malgré tout grandement favorisés par la fréquentation plus grande de la place. Les cafés, en particulier, auraient plus d'espace pour installer des terrasses.
3. Selon le projet "pour une vraie Place de la Gare", les bus devraient passer non pas le long de la poste, comme c'est le cas dans le projet de la commune, mais une quinzaine de mètre plus à l'ouest, afin que voitures et piétons puissent passer entre le couloir des bus et la poste. Cela rendrait nécessaire un déplacement vers l'ouest (entre dix et quinze mètres) de l'espace de stationnement des bus. D'autre part, les bureaux des TC prévus dans le bâtiment de la Poste, déjà relativement loin des bus dans le projet de la commune, se retrouveraient encore plus éloignés et il faudrait peut-être trouver une autre solution. En autre, vue la pente existante dans cette partie de la place, l'espace de stationnement des bus, qui doit être plat, se retrouverait rehaussé, peut-être d'un mètre, au-dessus de ce qui restera du parc de la Gare, ce qui est moins pratique que si elle trouvait au même niveau.
4. Enfin, il est indéniable que ma proposition est tardive et engendrerait retards et frais supplémentaires. Je regrette profondément de ne pas y avoir pensé plus tôt. L'esthétique de la place, pour laquelle un concours a déjà eu lieu et un gagnant a été désigné, devrait peut-être, le cas échéant, être repensée. Toutefois, le Transrun étant prévu pour 2020, la précipitation n'est pas de mise dans ce dossier, qui mérite peut-être d'être encore creusé.

Envoyé à divers correspondants.

01 février 2012

Un précurseur de Darwin, il y a deux mille ans.

Écrit au premier siècle avant Jésus-Christ, De la Nature des Choses, texte fascinant du philosophe romain Lucrèce, a échappé à des milliers de générations de souris. Cette œuvre nous est miraculeusement parvenue grâce aux moines copistes du Moyen-Âge, qui ont bien voulu la sauver malgré sa philosophie matérialiste. Lucrèce pense que tout est fait d'atomes dénués de volonté. Les êtres vivants ne sont que des assemblages de hasard, destinés à se décomposer un jour. Les dieux, qui ne soucient pas de l'humanité, sont formés eux aussi d'atomes et sont tout aussi mortels que les autres êtres.
De la Nature des Choses est une tentative de tout expliquer à partir des atomes, y compris ce que nous appelons la biologie, à laquelle est consacré le livre V, dont sont tirés les passages cités ici. A première vue, Lucrèce est loin de Darwin. La notion d'évolution des espèces est totalement étrangère au philosophe romain. Les êtres vivants « se forment au sein de la terre, engendrés par l'eau des pluies et la chaleur du soleil. » Cette idée, qui est compatible avec des observations superficielles, est connue dans l'histoire de la biologie sous le nom de « génération spontanée ». Lucrèce pense que ce mécanisme, aujourd'hui limité et ne produisant que des êtres de petite taille, tels que des vers ou des insectes, était bien plus puissant par le passé : « Il n'est donc pas étonnant qu'il en soit né de plus nombreux et de plus grands alors qu'ils pouvaient se développer dans toute la nouveauté de la terre et de l'air ».
Ainsi s'explique également la naissance de l'humanité, d'une façon aussi peu darwinienne que chrétienne : « Chaleur et humidité abondaient dans les campagnes. Aussi, partout où la disposition des lieux s'y prêtait, des matrices croissaient-elles enracinées dans le sol, et le terme venu, l'âge libérait les nouveau-nés fuyant l'humidité et aspirant à l'air libre ». Qu'on ne s'étonne pas de ne plus observer ce phénomène, car le monde s'use : « Mais il y a un terme à la fécondité, et la terre cessa d'enfanter, telle une femme épuisée par l'âge. » Là encore, nous avons une idée tout sauf darwinienne.
Pourtant, malgré des conceptions largement opposées, Darwin et Lucrèce étaient confrontés à la même question fondamentale. Bien que l'un ait crû en Dieu et l'autre aux dieux, ils tentaient tous les deux d'expliquer le monde en termes mécanistes, sans recourir à des explications surnaturelles, qu'il se soit agi d'être divins ou de « forces vitales ». Dans une telle posture, même les êtres éminemment complexes que nous sommes sont le résultat du hasard, ce qui, en première analyse, peut sembler complètement impossible. La réponse à cet apparent paradoxe fut la grande contribution de Darwin (et de Wallace, qui eut la même idée au même moment).
Dans son livre de 1859, « De l'Origine des Espèces par la Sélection Naturelle », un des plus importants de l'Histoire mondiale des sciences, Darwin explique que les organismes vivants produisent des descendants en trop grande abondance pour que tous puissent survivre. Seuls ceux qui sont le mieux adaptés aux conditions environnementales pourront avoir une descendance. Ainsi, les caractéristiques les mieux adaptées à la survie se transmettront de génération en génération. Il en résultera, au fil des millions d'années, des organismes tellement bien faits qu'ils donnent l'impression d'avoir été mis au point dans les moindre détails par un Créateur. C'est dans cette découverte que réside le véritable coup de génie de Darwin, car plusieurs penseurs avant lui, notamment le Français Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), avaient déjà formulé l'idée de l'évolution. Mais il leur en manquait le mécanisme.
Pourtant, la sélection naturelle avait été imaginé dix-huit siècles plus tôt, bien avant l'idée d'évolution elle-même. Lucrèce n'avait évidemment aucune notion de génétique et de mutants. Il imagine, tout simplement, que le hasard engendre naturellement la diversité : « Que de monstres la terre en travail s'efforça de créer, étranges de traits et de structure ! On vit l'androgyne, qui tient des deux sexes mais n'appartient à aucun [...] On vit des êtres sans pieds et sans mains. » Tout comme Darwin, Lucrèce pense que les organismes inadaptés ne survivent pas : « Tous ces monstres et combien d'autres de même sorte furent créés en vain [...] ils ne purent toucher à la fleur de l'âge, ni trouver de nourriture, ni s'unir par les liens de Vénus. » La disparition étant la norme, il faut expliquer la survie : « Toutes celles que tu vois respirer l'air vivifiant, c'est la ruse ou la force, ou enfin la vitesse qui dès l'origine les a défendues et conservées ».
La convergence entre Darwin et Lucrèce, à la fois étonnante et logique, est des plus instructives pour comprendre une autre évolution, celle des idées scientifiques. Elle montre la fécondité de la vision atomiste du monde, qui permit à Lucrèce d'énoncer un mécanisme qui fut si difficile à concevoir dix-neufs siècles plus tard, alors que la biologie avait pourtant déjà accomplie de prodigieuses avancées.

Source: Lucrèce. De la Nature. Traduction de Henri Clouard. Garnier-Frères. 1964.

Paru dans le Courrier aujourd'hui. On m'a depuis fait remarquer que Lucrèce reprenait des idées formulées plusieurs siècles auparavant, notamment Aristote, Empédocle ou Anaxagore.