Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

27 janvier 2014

L'économie réelle esclave de l'argent.

Le système financier est un nuage qui plane au dessus de l'économie. En permanence, de l'argent s'évapore vers le nuage sous forme de cet impôt discret qu'on appelle le rendement. En retour, les investissements pleuvent. Lorsque les pluies sont inférieures à l'évaporation, autrement dit lorsque les investisseurs, pris dans leur ensemble, déversent dans l'économie une quantité d'argent plus faible que celle qu'ils reçoivent, on appelle cela la crise. L'argent manque et le chômage monte. Les temps de non-crise sont ceux où la pluie des investissements est plus importante en volume que l'évaporation des remboursements et des paiements d'intérêts.
Bien entendu, les investisseurs n'acceptent de verser plus qu'il ne reçoivent que dans l'espoir de gains futurs. En échange de l'argent avancé, ils obtiennent des créances ou des titres de propriétés sur de nouvelles usines, de nouveaux entrepôts, de nouveaux logements, de nouveaux aéroports, de nouveaux brevets, etc.
Ces nouveaux titres de propriété détenus par les investisseurs correspondent évidemment à de nouvelles obligations financières pour l'économie réelle. Cette spirale sans fin peut être illustrée par l'exemple fictif ci-dessous :
Année
PIB
Nouveaux investissements (chaque année 10,5%PIB)
Revenus des investissements (chaque année 10%PIB)
1
100
21
20
2
110
23
22
3
120
25
24

Dans une telle situation, l'économie réelle est contente parce que chaque année, elle reçoit plus qu'elle ne paie. Extraordinairement, les investisseurs sont aussi contents, parce que chaque année ils encaissent une somme supérieure à celle qu'ils ont investie l'année précédente. Etrange tour de passe-passe temporel, où tout le monde gagne grâce à la croissance.
Une telle harmonie n'est plus possible si le PIB reste constant, en supposant toujours que le revenu des investissements reste stable à 10 % du PIB (produit intérieur brut).
Année
PIB
Nouveaux Investissements
Revenus investissements (10%PIB)
1
100
21
20
2
100
???
20
Dès la deuxième année, les investisseurs constatent que leurs retours sont plus faibles que l'argent investi l'année précédente. Ils vont donc probablement prendre peur et il y a de forte chance pour que les nouveaux investissements soient plus bas que le revenu des investissements. Le fonctionnement de l'économie n'est pas sans rappeler celui d'une bicyclette, qui tombe sitôt qu'elle s'arrête.
L'expérience de pensée des tableaux ci-dessus, bien que très simpliste, suffit à démontrer qu'une économie ne peut pas fonctionner sans croissance du PIB, dès lors qu'elle  fonctionne sur le principe selon lequel l'argent rapporte de l'argent. Cela fait un peu penser à ce qu'en Amérique latine on appelait le péonage : un système d'endettement perpétuel dans lequel les paysans héritaient des dettes de leurs parents et n'avaient pas le droit de quitter leur maître avant de les avoir remboursés. Obligée qu'elle est de satisfaire les investisseurs, l'économie réelle est enchaînée à la nécessité de croître ou mourir.
Il est bien connu que la croissance du PIB est composé d'activités productrices de vraies richesses (santé, éducation, etc.) et d'activités inutiles voire nuisibles (armes, tabac, etc.). Mais toutes ces activités sont liées étroitement entre elles dans un système foncièrement instable obligé d'avancer pour ne pas tomber, au point qu'il est très compliqué de freiner un secteur sans que les autres ne suivent au même rythme. Tant que l'organisation de l'économie reposera sur l'idée que l'argent doit rapporter de l'argent, il sera donc extrêmement difficile de mettre en place une politique économique reposant sur des critères humains et écologiques plutôt que sur des critères de rendement financier.