Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

08 avril 2007

Lutter contre la maladie, pas contre les malades.

Avec la 5ème révision de l’AI, la droite poursuit l’inquiétante expansion de l’Etat paternaliste.

Tout le monde pourrait devenir un jour rentier AI. Ils sont actuellement pas loin de 300 000 en Suisse, plus que la population de bien des cantons, et reçoivent au total des rentes à hauteur de 6,4 milliards par année. La Confédération veut leur retirer un milliard. En effet, il est non seulement prévu de consacrer un demi-milliard à « la détection précoce », pièce maîtresse de la 5ème révision qui passera en votation le 17 juin prochain, mais on veut, par-dessus le marché, faire économiser un autre demi-milliard à l’AI. C’est d’ailleurs déjà en bonne voie, puisque le nombre de nouvelles rentes accordées a déjà diminué de 30% au cours des deux dernières années.

Une pieuvre sans tête

Ce n’est pas seulement la situation financière de la population concernée qui sera péjorée, mais aussi celle des cantons et les communes, par le biais de l’aide sociale et d’une diminution des rentrées fiscales. Toutefois, personne ne sait dans quelles proportions, le Conseil fédéral ayant benoitement admis en septembre 2006, en réponse à une interpellation du socialiste chaux-de-fonnier Didier Berberat, qu’« il n'est actuellement pas possible d'établir un relevé statistique des conséquences des modifications de l'assurance-chômage et de l'assurance-invalidité pour l'aide sociale ». On retrouve à l’œuvre la logique de la pieuvre sans tête, où on fait travailler chaque tentacule de l’Etat pour son propre compte, sans se soucier des intérêts globaux de l’animal.
Une épidémie de dépressions
De plus en plus de personnes ne s’intègrent ou se réintègrent jamais sur le marché du travail. Les cas de rentes AI pour motifs psychiques on littéralement explosé, en particulier dans les classes d’âge les plus jeunes, et représentent maintenant 40% du total des rentes. Alors qu’en 1996, 1% de la population active bénéficiait d’une rente pour cause de maladie psychique, ce chiffre dépassait 2% dix ans plus tard. Augmentation qui s’explique principalement par un marché du travail de plus en plus dur, quoi qu’en dise Yves Rossier, directeur de l’Office fédéral des assurances sociales, qui ose affirmer qu’« il n’y a pas de lien entre un marché du travail difficile et l’augmentation des rentes AI ».
Une chasse aux sorcières
Imaginez qu’on vous impose des objectifs inatteignables et contradictoires et des rythmes de travail excessifs, en dénigrant systématiquement tout ce que vous faites. Imaginez que, comme beaucoup de gens dans une telle situation, vous perdiez toute motivation et confiance en vous, au point de ne plus être capable de faire quoi que ce soit. Faire les courses ou aller boire un verre devient aussi difficile que l’ascension de l’Everest. Quant à retrouver un emploi, vous n’y songez même plus…
C’est vous que veut « aider » la 5ème révision de l’AI. Sa pièce maîtresse, la « détection précoce », enjoint n’importe qui ou presque, famille, médecin, assurances ou employeur, à dénoncer à l’AI toute personne susceptible de se retrouver définitivement incapable de travailler. La chasse aux dépressifs est lancée.
Une fausse bonne nouvelle

Quand tout est noir, « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle sur l’esprit gémissant », il vaut mieux avoir quelque activité de loisir à pratiquer ou quelques travaux à faire. Les sommes très importantes prévues par la 5ème révision de l’AI pour offrir divers programmes destinés aux gens en congé maladie devraient donc être une bonne nouvelle. Quand on sait que 90% des personnes qui déposent une prestation AI sont en congé maladie depuis une année ou plus, et qu’il arrive que l’AI n’accorde des mesures de réinsertion que trois ans après la survenance de la maladie, on peut penser qu’il aurait été approprié de ne pas laisser ces personnes en difficulté livrées à elles-mêmes aussi longtemps. Après un an de congé maladie, la probabilité d’un retour à l’emploi est de moins de 20%.
Mais la « détection précoce » prévue par la 5ème révision, une bonne idée en soi, ne peut fonctionner qu’à condition qu’on agisse uniquement avec l’accord des personnes concernées. Or, la révision de l’AI est tout le contraire. On lit dans le projet de loi que l’Office AI peut « ordonner » des mesures, et que « l’assuré doit entreprendre tout ce qui peut être raisonnablement exigé de lui pour réduire la durée et l’étendue de l’incapacité de travail et pour empêcher la survenance d’une invalidité ».
Un paternalisme anti-libéral
La démarche autoritaire est déjà éprouvée dans un autre domaine : afin de faire croire que ce sont les chômeurs qui sont responsables du chômage, on leur faire suivre des « cours de techniques de recherche d’emploi ». On crée des « entreprises d’entraînement » où on oblige les gens à faire du commerce fictif d’équipements de football fictifs. La crainte des sanctions et le manque d’estime de soi-même propres à la plupart des chômeurs les empêchent de critiquer trop ouvertement ces activités. Mais qui peut croire que beaucoup de gens y participeraient de leur plein gré ? Pourquoi la droite au pouvoir, soi-disant libérale, fait-elle soudain si peu confiance au libre choix des individus ?
Bon business pour Bâle
On pourra imposer aux personnes en détresse psychique un « entraînement à l’endurance », un « développement de la motivation », une « stabilisation de la personnalité » ou l’ « exercice des compétences sociales de base ». Mais la contrainte en la matière est extrêmement dangereuse et peut enfoncer les « bénéficiaires » encore plus profondément dans le manque d’estime d’eux-mêmes et le sentiment de ne pas maîtriser leur existence. Comment des personnes blessées par le monde du travail pourront-elles se rétablir si elles ont l’impression d’être soumises à un mobbing étatique ? D’autant plus que la loi prévoir l’obligation de se soumettre à des traitements. On peut s’attendre à la prise imposée de médicaments psychotropes, pour le plus grand profit de notre lobby pharmaceutique.
Il est prévu pour l’instant que les réfractaires pourront se voir retirer le droit aux prestations AI. Quelles contraintes inventera-t-on alors pour eux, lorsqu’ils seront pris dans le dernier filet, celui de l’aide sociale ? Si nous ne résistons pas dès maintenant à la logique de l’Etat tuteur, il continuera inéluctablement son expansion.
Une patience trop couteuse
Ne peignons pas le diable sur la muraille. Le demi-milliard pour la « détection précoce » ne servira pas seulement à persécuter les malades psychiques. Certains travailleurs sociaux feront bon usage de ce financement, n’en doutons pas. Mais cela ne sera peut-être pas souvent possible. Proposer à des gens en dépression des activités susceptibles de les motiver est une tâche difficile, qui nécessite beaucoup de patience. Or, il est permis de douter qu’on en prendra le temps. Pour rappel, le remboursement des psychothérapies par l’assurance-maladie a été restreint depuis le début de cette année, au motif que les traitements avec des médicaments seraient plus rapides.
Une mauvaise lutte
La 5ème révision de l’AI est typique de notre temps où on veut de moins en moins aider les gens et de plus en plus les surveiller. On veut accentuer le contrôle des personnes pauvres ou fragiles plutôt que de mettre en place un marché du travail moins dur. De la même façon qu’on lutte contre les chômeurs plutôt que contre le chômage, on veut maintenant lutter contre les malades plutôt que contre les causes des maladies psychiques.