Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

31 octobre 1989

Carrière militaire de Christophe Schouwey

Dans les milieux où l’on pense que l’Armée suisse est un fossile peu apte à protéger la nation des menaces modernes telles qu’un éventuel accident nucléaire ou une prise du pouvoir par Christoph Blocher, il est courant de se raconter, en guise d’exploits militaires, la façon dont on a réussi à échapper aux griffes gris-vertes des officiers. Nous avons trouvé particulièrement exemplaires et efficaces les méthodes de Monsieur X, dont l’identité est connue de la rédaction mais qui a préféré garder l’anonymat pour ne pas compromettre la brillante carrière qu’il mène actuellement. Par un beau jour du fameux automne 1989 (qui vit 37% des votants suisses se prononcer en faveur de la suppression de l’Armée), il faisait parvenir aux autorités militaires la lettre suivante :

«  Monsieur le chef de section,

J’ai bien reçu votre petit mot, m’invitant à vous rendre visite en votre bureau avant le dix de ce mois. J’ai crû comprendre que vous éprouvez le désir que je vous fasse connaître les motifs qui m’ont poussé à ne pas me présenter au recrutement complémentaire du 30.10.1989. Je vous suis fort reconnaissant de l’ardeur qu’apparemment vous semblez avoir à vous soucier de ma personne.
Une certaine timidité m’empêche parfois de m’exprimer clairement par oral et il m’arrive quelquefois de préférer pour cela le mode écrit. Ci-dessous suis donc l’exposé succinct des raisons pour lesquelles j’étais absent le 30.10.
Comme vous le savez sans doute, je n’ai, depuis juin 1988, date à laquelle j’ai cessé de suivre les cours du Gymnase cantonal de la Chaux-de-Fonds, auxquels je me rendais d’ailleurs, selon les propres termes de mon professeur,"en touriste" depuis plusieurs mois, exercé aucune profession si ce n’est celle, pour choisir un amusant euphémisme, de plante d’appartement.
Aussi loin que dans mon enfance la plus tendre puissent remonter mes souvenirs, j’ai toujours éprouvé une certaine difficulté, je dirais même une difficulté certaine, pour faire un jeu de mot auquel, j’en suis absolument certain, personne n’a pensé avant moi, à m’extraire de mon lit douillet aux heures où l’astre du jour ne dispense que depuis peu sur notre beau pays ses chauds rayons. Je présume que vous n’avez pas besoin que je vous fasse une longue dissertation pour que vous saisissiez que cette tare, que je soupçonne d’être héréditaire pour les raisons que je vous expliquerai plus bas, n’a pu que s’aggraver fortement du fait de mon oisiveté. J’ai donc pris l’habitude de prolonger chaque matin mon séjour dans les doux bras de Morphée jusqu’à des heures considérées par la plupart de nos concitoyens comme tardives, telles que onze heures trente ou douze heures. Par bonheur j’ai la chance de bénéficier de la compréhension de ma mère, qui éprouve le même genre de difficultés. L’état actuel de la science ne nous permet, à ma connaissance, malheureusement pas de savoir si de telles difficultés peuvent être héréditaires.
Quoiqu’il en soit, je suppose que grâce à mes éclaircissements, vous concevez sans peine aucune que le 30.10 à sept heures quinze, je n’aie point entendu la sonnerie de mon réveille-matin, de marque Hanhart, fabriqué en Allemagne de l’Ouest, et dont j’ai fait, voici quelques années, l’acquisition au magasin Uniprix à la Chaux-de-Fonds.
Avec la certitude de pouvoir compter sur votre bienveillante compréhension, je vous prie instamment, Monsieur le chef de section, de bien vouloir accepter mes salutations les plus sincères et respectueuses.

Conscrit  X, 1970  »


Le malheureux X dût subir successivement les interrogatoires de la police, d’un juge d’instruction et d’un psychiatre. Il fut reconnu « coupable d’insoumission intentionnelle », mais on admit qu’il n’était « pas punissable », parce qu’il avait agi pour des motifs «liés à son état psychique », car  il « était atteint d’une maladie mentale de nature à faire admettre que sa faculté d’apprécier le caractère illicite de ses actes ou de se déterminer d’après cette appréciation faisait totalement défaut ». En outre, X était reconnu inapte au service militaire. Mais sa victoire était incomplète, des frais astronomiques ayant été mis à sa charge. X fit donc recours :

« Le 12. 9. 90, j’ai accusé réception de votre ordonnance de condamnation du 7. 9. 90. J’y ai appris que j’étais coupable d’insoumission intentionnelle au sens de l’art. 81 ch. 1 al. 2 CPM. Je reconnais que je suis coupable pour les motifs suivants :
-Le délai d’opposition ne m’a point laissé le temps de prendre connaissance de l’art. 81 ch. 1 al. 2 CPM. Ce qui n’est pas grave, puisque je n’aurais sans doute rien pigé au dit article. Je n’ai point consulté de professionnel de la justice, car j’étais fort effrayé que mes maigres avoirs ne fussent engloutis dans les abîmes des honoraires avocatiers.
-Lorsque j’ai omis de me réveiller au matin du 3. 10. 89, je dormais. Je ne me souviens, en toute logique, d’absolument rien. Je ne peux donc pas savoir si mon acte de non-réveil était intentionnel ou pas. Par contre vous semblez le savoir par je ne sais quelle savante intuition. Je ne puis donc que m’incliner devant votre science, acquise au prix de si longues années d’études.
-Si je ne reconnaissais pas ma culpabilité, la seule chose que j’obtiendrais serait sans doute des frais supplémentaires.
L’ordonnance de condamnation susmentionnée m’a également informé, ce qui est fort gentil de sa part, que les frais de la cause étaient à ma charge en vertu du sacro-saint psaume 151 PPM. Je ne puis qu’applaudir des pieds et des mains à cette nouvelle, pour les raisons mêmes qui me poussent à revendiquer haut et fort que je suis totalement coupable d’insoumission intentionnelle au sens du verset 81 ch. 1 al. 2 CPM.
PAR CONTRE, mon système nerveux, mes tripes et bien d’autres choses encore ne peuvent que bondir d’indignation à la vue du montant des honoraires du Dr C. de S. L’expertise psychiatrique que j’ai subie chez lui n’a duré qu’une heure, éventuellement deux. Ce qui place le prix de la folie au niveau de celui du voyage lunaire. Je vous demande donc de vérifier si ce praticien a le droit de pratiquer de tels tarifs. Auquel cas je m’oppose à en payer la totalité, étant donné que c’est le juge d’instruction qui a choisi le psychiatre (je l’en remercie) et qu’il est scandaleux qu’il choisisse le plus cher de Suisse sous prétexte que ce n’est pas à lui de le payer.
Dans tous les cas, je ne payerai pas ne serait-ce que les premiers 1.20 de ces 1201.20 avant d’avoir reçu une facture détaillée. J’ose croire qu’il s’agit peut-être d’une erreur de facturation.
Je vous prie d’accepter mes salutations amicales et tout ce qu’il y a de plus officielles.

                                              X    »    


P.S. Peut-être la présentation de cette lettre vous choquera-t-elle (ndlr : l’original est effectivement un vrai torchon). Mais songez donc que vous, versés dans les tracasseries judiciaires, avez mis dix mois pour déterminer quels crimes j’avais commis. Et que moi, aussi étranger au monde des avocats-notaires qu’un phasme l’est au Spitzberg, souffrant d’une maladie mentale d’après les propres conclusions d’un expert dont on peut espérer que les prestations sont à la hauteur des tarifs, je n’avais que dix jours pour consulter vos résultats. Je tiens tout de même à vous dire que j’ai cherché le papier ligné pendant un quart d’heure. »

Nous ignorons dans quelle mesure les arguments de X ont convaincu le tribunal. Toujours est-il qu’il fut libéré de tous les frais, y compris les frais de la cause (250.-) auxquels il ne s’était pourtant pas opposé, car le tribunal estima qu’il n’avait « agi ni consciemment ni volontairement » et ne pouvait par conséquent pas être coupable d’insoumission intentionnelle. Le Président du tribunal félicita l’accusé d’avoir fait recours.