Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

01 octobre 2006

Chiffres et réalité

Je ne sais pas si les psychiatres ont inventé un mot pour désigner la maladie qui consiste à croire que les chiffres sont plus importants que la réalité. Ce qui est sûr, c'est  que les collectivités publiques attachent plus d'importance à leurs comptes qu'à leur véritable situation économique. Ainsi, parmi les raisons qui, au soir du 3 octobre, ont poussé le Conseil général à vendre l'immeuble communal Bel-Air 51, le « bénéfice » (L'Impartial, 5.10) réalisé a pesé de manière importante, vu la situation préoccupante des comptes de la Ville.
Pourtant, quand la Ville vend un immeuble pour 915 000 francs, elle se retrouve certes avec 915 000 francs de plus sur son compte en banque, mais elle cesse de posséder un objet qui valait 915 000 francs. On peut retourner cela dans tous les sens, on n'arrivera jamais à démontrer comment la Ville peut être plus riche après qu'avant.
On m'a expliqué que dans le bilan de la Ville, l'immeuble était évalué à seulement 589 000 francs. Par conséquent, la vente à 915 000 francs permettait d'améliorer les comptes de 326 000 francs. Pourtant, si un promoteur immobilier est prêt à mettre 915 000 francs pour l'immeuble, on peut être sûr qu'il vaut au minimum cette somme. Par conséquent, il paraîtrait logique de corriger le bilan : un immeuble dont on croyait qu'il ne valait que 589 000 francs en vaut en réalité 915 000. Nous sommes donc plus riches de 325 000 francs que ce que nous croyions, que nous vendions l'immeuble ou pas. Il ne reste plus qu'à fêter ça !
Mais tout n'est pas si simple. Pour modifier la valeur de ses biens immobiliers dans son bilan, la Ville a besoin de l'autorisation du Canton. Et elle ne peut recourir à de telles opérations que tous les cinq ans. Aussi hallucinant que cela puisse paraître, il existe une loi qui interdit au bilan de la Ville de correspondre à la réalité !
On aurait envie de dire qu'il ne faut pas attacher autant d'importance aux comptes de la Ville, qui ne sont après tout que des jeux d'écriture, et qu'il faut raisonner en fonction de la réalité, en l'occurrence des murs de pierre bien solides dans lesquels des citoyens peuvent habiter. Le hic, c'est que si la Ville n'équilibre pas ses comptes, elle risque d'être mise sous tutelle par le Canton.
Et c'est pour cela que lundi, nos élus ont pris une décision en fonction d'un « bénéfice » purement fictif, alors qu'il s'agit d'un enjeu de société pourtant fondamental, qui est de savoir s'il vaut mieux que la Ville garde la propriété de ses immeubles ou les vende à des privés.
Cela est suffisamment grave en soi, mais par dessus le marché, la Ville, qui avait reçu par le passé 58 000 francs de subsides fédéraux pour cet immeuble, doit maintenant les rembourser. En lieu et place du bénéfice annoncé, la Ville a donc, en réalité, perdu de l'argent !

Publié dans Gauchebdo, l'Impartial et l'Express