Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

22 juillet 2001

Pluies de poison en Colombie


“Plan Colombie, un plan pour la paix, la prospérité et le renforcement de l’Etat”. Tel est le nom officiel du projet concocté par le Président colombien Andrés Pastrana avec la collaboration du gouvernement de Bill Clinton. Jusqu’á présent, le Congrès des États-Unis a accepté d’assumer 1,36 des 7,5 milliards de dollars prévus sur six ans. Curieusement, plus de la moitié des dépenses prévues pour ce “plan de paix” sont destinées à renforcer l’immense armée Colombienne (400 000 hommes, 5% du PIB1). Accessoirement, cela renforcera également les entreprises d’armement étasuniennes.

Un des objectifs principaux du Plan est, du moins officiellement, la lutte contre les plantations illégales. De fait, la production colombienne de coca a pris un essort sans précédent au cours des quinze dernières années, passant entre 1986 et 1999 de 24 000 à 123 000 hectares. Quant à celle de pavot, négligeable en 1985, elle atteignait 7 500 hectares en 19992.

Les États-Unis et Pastrana ont opté pour la vieille méthode des fumigations aériennes: appliquée pour la première fois en 1975 au Mexique, elle a ensuite été étendue à plusieurs autres pays, principalement en Amérique latine. Les instigateurs et bailleurs de fonds en ont toujours été les États-Unis, qui fournissent avions et produits chimiques3.

En Colombie l’aspertion d’herbicides sur les plantations illégales remonte à 19784 et n’a pas cessé jusqu’à nos jours. Mais, l’offensive a pris des proportions sans précédent. Rien qu’au cours de la première phase du Plan “anti-drogue”, entre décembre et janvier, plus de 25 000 hectares auraient été fumigués5.

D’autre part, la formule utilisée est particulièrement virulente. Le composant principal est certes bien connu, puisqu’il s’agit du gliphosate, l’herbicide le plus utilisé dans le monde, dont les ventes dépassent les 1,5 milliards de dollars et sont en rapide augmentation. Mélangé à diverses autres substances, il est commercialisé sous une multitude de marques différentes. Le principal fabricant en est Monsanto, le géant monopolistique des OGM, qui adapte ses semences à ses herbicides et vice-versa6.

Toutefois, il ne s’agit pas d’un produit aussi anodin qu’on pourrait le croire, puisqu’un juge new-yorkais a interdit à Monsanto d’affirmer sur ses étiquettes que son produit était “sûr, non-toxique et inoffensif”7. Le gliphosate, de par sa solubilité, est susceptible de contaminer les nappes phréatiques. En outre, il a des effets toxiques sur la majorité des plantes. Selon la EPA (Environment Protecion Agency — agence responsable de la protection de l’environnement aux Etats-Unis), l’utilisation de gliphosate aux Etats-Unis mêmes compromettrait la survie de 74 espèces menacées8.

Le mélange utilisé pour la première phase des fumigations était le Roundup, c’est-à-dire du gliphosate aditionné de POEA, substance qui augmente la capacité de pénétration du gliphosate dans les tissus vivants, qu’il s’agisse des plantes ou de la peau. Il est rangé dans la classe de toxicité IV (légèrement toxique) en Colombie, mais dans la classe II (hautement toxique) aux États-Unis9. Le Roundup a été à l’origine de nombreux cas d’empoisonnements chez l’être humain, parfois mortels. Parmi ses effets connus, on peut mentionner des lésions du système nerveux central, du système gastrointestinal et des reins, ainsi que les problèmes respiratoires et la destruction de globules rouges, sans oublier le cancer.

L’entreprise Monsanto elle-même est consciente des dangers de son produits, puisque sur ses propres étiquettes, elle affirme entre autres10:
  1. Evitez de transporter ou de stocker avec des aliments
  2. Utilisez des lunettes, des gants, des bottes de caoutchouc et des vêtements de protections lors de la manipulation et l’application.
  3. Appliquez lorsqu’il y a peu de vent.
  4. Evitez le contact avec les yeux et la peau. Provoque des irritations.
  5. Après avoir terminé, changez de vêtements et lavez-vous abondamment avec de l’eau et du savon.
  6. Suspendez l’application si la pluie est imminente.

Les instigateurs du Plan Colombie ont-ils lu les étiquettes avant de procéder à des fumigations massives par voie aérienne? On peut légitimement en douter, puisque l’an dernier, l’ambassadeur des États-Unis en Équateur a affirmé que “le gliphosate a les mêmes effets sur l’organisme humain que le sel de cuisine, est moins dommageable que la nicotine ou la vitamine A et est utilisé pour la majeur partie des cultures dans le monde, y compris dans les jardins”. Quant au ministre colombien de l’environnement, Juan Myer, il a déclaré que les fumigations n’entraînaient “pas de dommages importants” 11.

De plus, l’efficacité du Roundup a été jugée insuffisante et depuis mai 2001, une formule “améliorée” est utilisée, le Roundup Ultra. La concentration en gliphosate y est de 26%, alors que le pourcentage recommendé pour l’utilisation normale comme herbicide est de 1%. En outre, le Roundup ultra contient du Cosmoflux 411F, produit considéré comme extrêmement toxique par l’USEPA (United States Environment Protection Agency). Les effets du Roundup Ultra à long terme n’ont pas été testés sérieusement, la seule certitude étant qu’il est plus toxique que le Roundup.

La propagation du Roundup ultra est difficilment contrôlable et ses effets se font sentir bien loin des champs de coca, y compris au-delà des frontières de la Colombie, plus précisément en Équateur, pays qui ignore pour l’instant le problème des plantations de coca mais qui est limitrophe des zones de fumigations. Selon un enquête de l’ONG Acción ecológica effectuée au mois de juin, la totalité des personnes vivant à moins de cinq kilomètres de la frontière, et 89% de celles vivant à moins de 10 kilomètres, présentaient des symptômes d’intoxication.

Pas moins de 36 symptômes ont été observés, dont les plus fréquents sont la fièvre (63%), la diarrhée, les maux de tête, la toux, les irritations de la peau, la conjonctivite, les vomissements et les douleurs abdominales. Les plus touchés étaient les enfants. En outre, la population ne recevait aucune aide médicale et en était réduite aux herbes médicinales12. Le bétail et les cultures ont également été atteints. Pour l’heure, aucun dédommagement n’est prévu.

Ces problèmes ne sont pas simplements momentanés. Trois mois après les fumigations, un tiers des personnes vivant à moins de cinq kilomètres de la frontière présentaient encore des symptômes, en particulier des irritations de la peau. À cela s’ajoute que de nouvelles fumigations ne sont aucunement à exclure.

Le problème en Équateur est grave, mais il est probablement dérisoire en proportion de la catastrophe qui frappe le peuple colombien, dont personne ne peut encore mesurer l’ampleur.

Toutefois, l’ambassadeur des États-Unis en Équateur continue à s’efforcer de “rassurer” la population. Le 12 août 2001, il affirmait à la chaîne de télévision Equavisa que “le gliphosate s’utilise aux États-Unis depuis 20 ans sans avoir jamais causé de dommage”.


Efficacité douteuse

La politique de fumigation, outre ses conséquences désatreuses sur la santé des populations, la biodiversité et la stabilité politique, semble vouée à l’échec quant à son but théorique, qui est l’éradication des plantations illégales. Il semble clair que les puissants réseaux criminels qui contrôlent un des marchés les plus juteux de l’économie mondiale trouveront toujours moyen de se fournir en coca ou en pavot. On peut observer une sorte de principe des vases communicants: la diminution de la production de drogue en Bolivie et au Pérou a coincidé avec une augmentation de la production en Colombie. Toute baisse momentanée de l’offre mondiale aura automatiquement pour effet de faire monter les prix et par conséquents de stimuler la production. Même en imaginant qu’on puisse un jour éradiquer la coca et le pavot de la planète entière — au prix d’un cataclysme humain et écologique sans précédent —, cela ne ferait que stimuler la production de substituts chimiques....

Même s’il est peu contestable que beaucoup des acteurs de la “lutte anti-drogue” croient réellement lutter contre le fléau, il est tout aussi certain que les plans étasuniens visent un tout autre objectif: la guérilla colombienne, qui dispose de plusieurs décennies d’expérience de la lutte armée, est en pleine expansion. Les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), qui en 1986 comptaient 3200 hommes et femmes en armes, en comptaient 7200 en 1995. Aujourd’hui, leur nombre serait de 18000. L’autre guérilla colombienne, l’ELN (Ejército de liberación nacional — Armée de libération nationale), alliée des FARC, serait passée durant le même lapse de temps de 800 à 3000 combattants et combattantes.13 Il est évident que Washington peut difficilement tolérer cela dans son “arrière-cour”.

Or, les FARC et l’ELN vivent en grande partie de l’argent de la drogue, puisqu’elles perçoivent des impôts de tous les agriculteurs, quels que soient les produits qu’ils cultivent. Il se trouve simplement que les cultures les plus lucratives sur le marché mondial sont actuellement la coca et le pavot. Pour beaucoup de Colombiens il s’agit simplement d’une question de survie, les fluctuations du cours du café ne leur ayant pas laissé d’autre choix. Mais comme dans le cas des autres matières premières produites par le Tiers-Monde, les producteurs de base ne reçoivent qu’une partie minime des revenus, dont la plus grande partie revient à des “entreprises” des Etats-Unis.

En réalité, la drogue fournit un prétexte rêvé aux Etats-Unis et au Gouvernement colombien pour attaquer ce qu’ils nomment la “narco-guérilla”. Les fumigations, qui se produisent principalement dans les régions contrôlée par la guérilla, paraissent donc être tout simplement une arme de guerre économique qui, au vu de ses conséquences tragiques, risque de mener à la guerre tout court. Une guerre où selon toutes probabilités, les États-Unis fourniront la technologie militaire et les armes, alors que la Colombie fournira les morts.


1 Salgado, Manuel, “Falacias y verdades sobre el plan Colombia”, Casa de la Cultura equatoriana, Quito, 2001
2 Salgado, Manuel, op. cit.
3 Jelsma, Martin. “Breve historia de la Guerra Química y biológica contra las Drogas” in “El uso de armas biológicas en la guerra contra las drogas”, Acción ecológica, Quito, 2001. Les pays mentionnés sont le Pérou, le Guatemala, les États-Unis, et la Birmanie
4 Jelsma, Martin, op. cit.
5 “Report on the investigation of the impact of the fumigations along the Ecuadorian border”. Acción ecológica, juin 2001
6 Nivia, Elva “Efectos sobre la salud y el ambiente de herbicidas que contienen glifosatos” in “ El uso de armas biológicas en la guerra contra las drogas”, Acción ecológica, Quito, 2001
7”Report on ...” op. cit.
8 “Report on... “ op. cit.
9 Nivia, Elsa, op.cit. La différence de classification est due au fait que la Colombie n’a pris en compte que la toxicité du Roundup par ingestion orale, alors que les États-Unis on considéré sa dangerosité pour les yeux.
10 Nivia, Elsa. Conference “The Wars in Colombia: Drugs, Guns and Oil”. Universidad de Colombia, Davis, Mayo 17-19, 2001
11 Lucas Kintto. “Ecuador-Colombia: Fumigación anticoca causa estragos en frontera”, IPS, 8 de julio del 2001
12 “Report on...” op.cit.
13 Salgado, Manuel op. cit.

21 juillet 2001

Quito: l’enfer des bus.


Une colonne d’épaisse fumée noire s’élève devant le ministère de l’environnement. Il ne s’agit pas d’un train à vapeur, mais d’un des innombrables bus de la capitale de l’Equateur. Rapidement, il poursuit sa course, ne laissant derrière lui qu’une odeur nauséabonde. D’autres bus suivent, tout aussi polluants et tout aussi pleins. Je crache toute ma salive pour tenter de me débarrasser du goût infâme qui envahit ma bouche, en vain.

Enfin, de la porte du cinquième ou sixième bus, quelqu’un me fait signe qu’il y a de la place. Je cours et je saute en marche: il est inutile d’attendre qu’il s’arrête. Les retraités et les enfants en savent quelque chose: aux heures de pointes, rares sont les chauffeurs qui se soucieront d’eux, qui ne paient que demi-tarif alors qu’ils utilisent un siège entier.

Le véhicule étant un peu bas de plafond, je ne manque pas de me cogner la tête. Je m’agrippe où je peux, la spécialité des chauffeurs du crû étant d’accélérer brusquement au moment où on s’y attend le moins. Mes genoux douloureux et mon orgueil meurtri se souviennent encore de leur chute du premier jour. La moindre seconde d’inattention peut être fatale.

Fort heureusement, je peux m’asseoir, comme toujours. En règle générale, les passagers debout ne sont pas admis. Mais le propriétaire de ce bus-ci a découvert une astuce pour compenser ce qu’il considère sans doute comme un manque à gagner: il a simplement ajouté une rangée de sièges supplémentaire. Bien entendu, je suis un peu à l’étroit. Mon sentiment de claustrophobie est renforcé par l’obscurité, car comme tous les jours, le soleil s’est couché à six heures, et il n’y pas d’éclairage à l’intérieur du véhicule. En plus, pour changer, il y a un embouteillage dans le tunnel. À nouveau, j’ai l’impression que tous les gaz d’échappements du monde me prennent à la gorge.

Le bus repart à tombeaux ouverts pour rattraper le temps perdu. La pente est vertigineuse. Je suis un peu inquiet dans ce véritable funiculaire sans câble. N’ai-je pas lu dans le journal que certains chauffeurs louent des pneus neufs uniquement pour passer l’expertise1?

Je suis bientôt à destination. Dans la pénombre et malgré les nids-de-poules, je parviens à préparer les 20 cents de dollars des États-Unis dont j’ai besoin pour régler ma course. Il n’y a pas moyen d’y couper, la notion d’abonnement semble inconnue ici. Pour les Équatoriens qui doivent prendre le bus tous les jours, cela finit par représenter une proportion importante de leur salaire.

Enfin, je suis arrivé. En voyant les irrégularités du trottoir qui défilent devant moi, j’hésite un peu à sauter en marche. Mais devant l’insistance du chauffeur, je n’ai guère le choix. Par chance, j’atterris sans dommage. Enfin la terre ferme!

1 El Comercio, 1.7.01