Ce blog rassemble pour l'essentiel mes textes parus dans la presse suisse romande, notamment dans l'Impartial/l'Express, Gauchebdo, le Courrier, Domaine public et le Temps.

26 avril 2014

Le kilowattheure par année au Musée de l'art brut

Les 59 éoliennes prévues dans le canton de Neuchâtel devraient produire 208 Gigawattheures par année, autrement dit remplacer 7.25 % (environ un quatorzième) de la centrale nucléaire de Mühleberg. Mais pouvez-vous expliquer ce qu'est un Gigawattheure par année ? La plupart des gens en sont malheureusement incapables, alors qu'il s'agit d'une construction intellectuelle des plus fascinantes, digne de figurer dans un musée d'art moderne.
Il faut d'abord savoir distinguer l'énergie de la puissance. Pour donner une définition plus imagée que rigoureuse, l'énergie est une quantité de travail, comme par exemple monter 12 bouteilles de bière au quatrième étage d'un immeuble ou chauffer 1 litre d'eau à 100 degrés. La puissance, c'est l'énergie divisée par le temps. Si vous montez les bouteilles de bière à pied deux fois moins vite que l'ascenseur, vous avez fourni la même quantité d'énergie que lui, mais avec deux fois moins de puissance. Une bouilloire électrique puissante aura besoin de moins de temps pour chauffer de l'eau.
Les physiciens mesurent la puissance avec une unité qu'il ont baptisée le Joule, en l'honneur du physicien et brasseur James Prescott Joule (1818-1889), qui a dû monter (et descendre) beaucoup de bière au cours de sa vie. Une puissance d'un Joule par seconde est appelée un Watt, d'après un autre britannique, James Watt (1736-1819), connu pour ses contributions à la machine à vapeur, qui a permis de transporter la bière plus rapidement. Petite ironie de l'histoire, le Watt est défini en fonction du Joule, bien que Watt ait vécu avant Joule.
Jusqu'ici, tout est simple. Mais figurez-vous que des ingénieurs farfelus ont eu l'idée de prendre une unité d'énergie, de la diviser par une unité de temps, puis de la remultiplier par une autre unité de temps. Vous prenez un joule, vous le divisez par une seconde, vous le multipliez par une heure, vous le remultipliez par mille pour faire bonne mesure, et grâce à tout ce travail vous avez transformé une unité d'énergie en une autre unité d'énergie : un kilowattheure représente 3'600'000 Joules. Attention: un kilowattheure est un « kilowatt pendant une heure » et il serait complètement faux de parler de « kilowatt par heure ».
Quant au fameux kilowattheure par année, le chef d’œuvre artistique, il est défini en utilisant trois unité de temps différente : on prend 1000 joule, on divise par une seconde, on multiplie par une heure, on divise par une année (pauvre Joule!). Le résultat final est une unité de puissance, égale à un watt multiplié par 3600 (nombre de secondes dans une heure), divisé par 31536000 (nombre de secondes dans une année). Le kilowattheure par année, sous ses airs pompeux, est au final une unité plutôt rikiki de 0.11 Watt.
Les 208 gigawattheures par an prévus pour les éoliennes neuchâteloises, soit 208'000'000 kilowattheures, équivalent donc environ à 24 millions de watts, autrement dit une puissance moyenne (calculée sur l'ensemble de l'année) d'environ 135 watts par habitant du canton.

27 janvier 2014

L'économie réelle esclave de l'argent.

Le système financier est un nuage qui plane au dessus de l'économie. En permanence, de l'argent s'évapore vers le nuage sous forme de cet impôt discret qu'on appelle le rendement. En retour, les investissements pleuvent. Lorsque les pluies sont inférieures à l'évaporation, autrement dit lorsque les investisseurs, pris dans leur ensemble, déversent dans l'économie une quantité d'argent plus faible que celle qu'ils reçoivent, on appelle cela la crise. L'argent manque et le chômage monte. Les temps de non-crise sont ceux où la pluie des investissements est plus importante en volume que l'évaporation des remboursements et des paiements d'intérêts.
Bien entendu, les investisseurs n'acceptent de verser plus qu'il ne reçoivent que dans l'espoir de gains futurs. En échange de l'argent avancé, ils obtiennent des créances ou des titres de propriétés sur de nouvelles usines, de nouveaux entrepôts, de nouveaux logements, de nouveaux aéroports, de nouveaux brevets, etc.
Ces nouveaux titres de propriété détenus par les investisseurs correspondent évidemment à de nouvelles obligations financières pour l'économie réelle. Cette spirale sans fin peut être illustrée par l'exemple fictif ci-dessous :
Année
PIB
Nouveaux investissements (chaque année 10,5%PIB)
Revenus des investissements (chaque année 10%PIB)
1
100
21
20
2
110
23
22
3
120
25
24

Dans une telle situation, l'économie réelle est contente parce que chaque année, elle reçoit plus qu'elle ne paie. Extraordinairement, les investisseurs sont aussi contents, parce que chaque année ils encaissent une somme supérieure à celle qu'ils ont investie l'année précédente. Etrange tour de passe-passe temporel, où tout le monde gagne grâce à la croissance.
Une telle harmonie n'est plus possible si le PIB reste constant, en supposant toujours que le revenu des investissements reste stable à 10 % du PIB (produit intérieur brut).
Année
PIB
Nouveaux Investissements
Revenus investissements (10%PIB)
1
100
21
20
2
100
???
20
Dès la deuxième année, les investisseurs constatent que leurs retours sont plus faibles que l'argent investi l'année précédente. Ils vont donc probablement prendre peur et il y a de forte chance pour que les nouveaux investissements soient plus bas que le revenu des investissements. Le fonctionnement de l'économie n'est pas sans rappeler celui d'une bicyclette, qui tombe sitôt qu'elle s'arrête.
L'expérience de pensée des tableaux ci-dessus, bien que très simpliste, suffit à démontrer qu'une économie ne peut pas fonctionner sans croissance du PIB, dès lors qu'elle  fonctionne sur le principe selon lequel l'argent rapporte de l'argent. Cela fait un peu penser à ce qu'en Amérique latine on appelait le péonage : un système d'endettement perpétuel dans lequel les paysans héritaient des dettes de leurs parents et n'avaient pas le droit de quitter leur maître avant de les avoir remboursés. Obligée qu'elle est de satisfaire les investisseurs, l'économie réelle est enchaînée à la nécessité de croître ou mourir.
Il est bien connu que la croissance du PIB est composé d'activités productrices de vraies richesses (santé, éducation, etc.) et d'activités inutiles voire nuisibles (armes, tabac, etc.). Mais toutes ces activités sont liées étroitement entre elles dans un système foncièrement instable obligé d'avancer pour ne pas tomber, au point qu'il est très compliqué de freiner un secteur sans que les autres ne suivent au même rythme. Tant que l'organisation de l'économie reposera sur l'idée que l'argent doit rapporter de l'argent, il sera donc extrêmement difficile de mettre en place une politique économique reposant sur des critères humains et écologiques plutôt que sur des critères de rendement financier.